Pour sa troisième invitation au Théâtre du Capitole, Stefano Poda se voit confier par Christophe Ghristi, après Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas en 2019 et Rusalka d’Antonin Dvorak en 2022, le Nabucco de Giuseppe Verdi. Celui qui a fait sensation aux Arènes de Vérone en 2023 avec une Aïda high tech continue de tracer son chemin dans un parcours lumineux tout en assumant l’intégralité de ses productions.
Rencontre.
Classictoulouse : Quel rôle et quelle place attribuez-vous à Nabucco dans le corpus verdien?
Stefano ¨Poda : Verdi a écrit Nabucco presque par hasard, alors que ses récents échecs professionnels l’avaient presque convaincu de renoncer à sa carrière de compositeur, une série de terribles malheurs personnels l’avaient d’ailleurs conduit au bord du suicide. C’est alors qu’une lumière lui apparut de loin, celle du “Va’, pensiero”, avec laquelle il commença la composition de l’opéra. Grâce à cette impulsion, il renaquit de ses propres cendres et sa vie passa de l’autodestruction au plus grand succès de l’histoire de la musique. Le parcours de Verdi se reflète dans tous les personnages de Nabucco : Jéhovah est mentionné, mais il s’agit d’une conversion qui n’est ni religieuse ni séculière, mais spirituelle.
Vous signez l’intégralité de la production. Travaillez-vous toujours sur ce même principe et, si c’est le cas, pourquoi ?
J’ai toujours travaillé de cette façon, spontanément, instinctivement. Je ne pourrais pas faire autrement. Cette approche me permet de créer une œuvre cohérente, unissant musique, arts visuels et dramaturgie. C’est ma manière de construire un pont entre tradition et modernité, rendant l’expérience plus immersive et accessible à tous. Le théâtre peut être une forme d’art total où je n’ai jamais réussi à isoler des disciplines. Je crois que la mission de l’art est justement nous libérer de toutes ces barrières, comme dans un vrai, nouvel humanisme.
Quels sont vos premiers axes de réflexion lorsqu’il vous est confié une production ?
Je commence toujours par la musique, jamais par le texte. La musique parle de tout sans rien nommer, donc elle est capable de donner toute inspiration. Lumière, décors et costumes sont des prolongements de ces impressions initiales, tandis que la direction des chanteurs et la mise en scène sont au service de la cohérence émotionnelle et narrative.
Avez-vous parfois besoin d’adapter votre mise en scène en fonction des distributions ?
Oui, je suis incapable de travailler en copie. Chaque interprète apporte une énergie unique. Je m’adapte pour mettre en valeur leurs qualités spécifiques. Notre mission est de donner un corps physique à ce qui est pur esprit (la musique), donc il faut bien se baser sur les caractéristiques individuelles, sans insister dans un concept trop abstrait.
L’Histoire contemporaine influence-t-elle votre production de Nabucco ?
Pas directement. Je crois fermement que nous sommes déjà suffisamment bombardés par le quotidien, et que le théâtre reste notre dernier abri contre l’actualité. Je ne suis aucunement prophète pour imposer aux spectateur ma version du monde contemporain. À l’opposé, je construis un énorme voyage tragique qui puisse résumer toute l’histoire: celle du Temple de Jérusalem détruit pour la première fois, celle du temps de Verdi, celle de la Shoah, celle de notre actualité, où Israël souffre encore.
Le fait que cet opéra soit divisé en quatre parties change-t-il votre approche ?
Mon approche est toujours de garder un flux continu. Je déteste le temps perdu pour changer de tableau ou de décor. Donc, ma boîte scénique doit être suffisamment synthétique pour garantir un rythme serré, en changeant tout le temps comme un instrument magique.
Quelle image donnez-vous d’Abigaille, Nabucco et Zaccaria ?
Je les vois comme étapes psychologiques différentes du même personnage intérieur. Ce sont nos différents “egos” qu’on cherche à découvrir ou ensevelir. Abigaille est complexe, entre ambition et insécurité. Nabucco traverse une transformation spirituelle, et Zaccaria symbolise la foi et la résistance, une boussole morale pour l’opéra.
Comment traitez-vous le chœur dans cette production ?
Dans Nabucco, le chœur est tout. Il incarne l’esprit de la pièce et partage toute l’action, comme un chœur grec dans la tragédie ancienne. Dans cette mise en scène, j’ai donc développé une action continue et dynamique pour les chœurs, sans cesse. Ma chance est que les phalanges chorales du Capitole ont réagi avec grand enthousiasme et générosité artistique.
Nabucco est-il une œuvre « sauvage » ou spirituelle ?
Pour moi, c’est une œuvre profondément spirituelle, malgré son intensité dramatique. Nabucco représente un temple séculier et religieux à la fois, imprégné de l’encens d’une musique qui parle de sacré, de violence et de nostalgie. Une cathédrale de lumière et d’obscurité où des âmes enfermées accomplissent leur parcours de formation sans signification univoque, montrant au spectateur que la véritable catharsis n’est pas de se libérer des chaînes physiques, mais des chaînes spirituelles. Elle explore la rédemption et la quête de foi dans un monde en proie à la violence.
Que nous raconte Nabucco aujourd’hui ?
Nabucco raconte l’origine de toute guerre au Moyen Orient. C’est un symbole et une clé pour les temps modernes. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour transformer le plateau en un programme de télévision ou une série de Netflix. Ce ne serait qu’une opération apparemment moderne, où plus actuel devrait signifier plus “compréhensible” ou “moins ennuyeux”, mais sans nous amener sérieusement à découvrir des horizons vraiment nouveaux. Au contraire, le secret de Nabucco réside dans une spiritualité mystérieuse qui va au-delà du livret apparemment schématique. Son manichéisme radicalement sculpté est un symbole très clair, pour qui sait regarder au-delà du voile de l’intrigue.
Propos recueillis par Robert Pénavayre le 19 septembre 2024