En incluant dans un même spectacle ces trois géants de la danse que sont Balanchine (1904-1983), Noureev (1938-1993) et Forsythe(1949), Brigitte Lefèvre (directrice de la Danse à l’Opéra de Paris) invite le spectateur à parcourir les étapes fondamentales qui auront révolutionné le ballet classique.
Au centre Wilfried Romoli dans “Les Quatre Tempéraments” (Photo Sébastien Mathé)
New York, 1946
Justaucorps noirs pour les filles, collants noirs et maillots blancs pour les garçons, plateau absolument nu, voilà l’esthétique actuelle, et bien reconnaissable, des Quatre Tempéraments, telle que modifiée par Balanchine lui-même en 1951, cinq ans après sa création. Etrange et amusante histoire que celle de ce ballet. Imaginez un instant, à la fin des années 30, un jeune chorégraphe russe de 35 ans, Balanchine, travaillant à New York où il a fait fortune sur les planches de Broadway. Ne sachant trop que faire de son argent, heureux homme, il décide de commander un morceau de musique. Le compositeur allemand Paul Hindemith sera choisi et lui livrera un an après (1940) une partition de trente cinq minutes, durée souhaitée par le commanditaire qui, en 1946, se servira de cette musique pour créer l’un de ses plus fameux ballets : Les Quatre Tempéraments, un « ballet sans trame » se référant à la théorie des humeurs de l’Homme : mélancolique, sanguin, flegmatique, colérique. Sur ces notes élégantes, d’inspiration néoromantique, puissamment structurées, le chorégraphe signe l’un des actes fondamentaux d’une véritable révolution. Mariage subtil de vocabulaire académique et de modern dance, ce ballet ouvrait grandes toutes les portes des possibles. Depuis 1963 au répertoire de l’Opéra de Paris, cette œuvre est devenue l’un des piliers de sa programmation. L’ensemble de la troupe, étoiles incluses (Hervé Moreau, Dorothée Gilbert et Wilfried Romoli) se montre exemplaire de discipline et de rigueur malgré l’extrême complexité de l’écriture.
Karl Paquette et Emilie Cozette dans “Raymonda” (Photo Sébastien Mathé)
Raymonda, la virtuosité à l’état pur
La version de Raymonda qu’offre Rudolf Noureev en 1983 à l’Opéra de Paris, dont il vient d’être nommé Directeur de la Danse, doit beaucoup à son créateur : Marius Petipa. Rudolf Noureev « portait » ce ballet en lui depuis plus de vingt ans, soit comme interprète, soit comme chorégraphe. Le résultat est somptueux de raffinement et de musicalité. Mettant davantage en valeur les danseurs, particulièrement masculins, Noureev donne un faste inouï à ce spectacle imaginé sur une magnifique partition que Glazounov écrivit spécifiquement à cette attention. Trois extraits issus des actes 1 et 3 illustrent l’œuvre dans cette soirée. Emilie Cozette (étoile), Karl Paquette et Muriel Zusperreguy (premiers danseurs), ainsi que l’ensemble du Corps de Ballet démontrent également ici leur parfaite maîtrise de ce style.
Saluons la participation, pour les deux premiers ballets de cette soirée, de l’Orchestre de l’Opéra de Paris placé sous l’attentive direction de maître Vello Pähn.
Eleonora Abbagnato et Benjamin Pech dans “Artifact Suite” (Photo Sébastien Mathé)
Quand le public est volontairement… malmené !
Déstructurer les codes anciens, déstabiliser le spectateur confortablement installé et formaté dans une vision du ballet, voilà quelques uns des projets artistiques de William Forsythe avec Artifact Suite, un ballet qui fit son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2006.
Bande son rendue agressive (2ème partita pour violon solo de Bach), rideau de scène s’abaissant à tout instant, partition hypnotique d’Eva Crossman-Hecht martelée au piano, projecteurs aveuglants, public perdu applaudissant à contre sens, etc, cette « thérapie de groupe culturelle » que nous impose le chorégraphe peut facilement énerver, voire irriter. Et pourtant.
Devant cette danse dont la fonction est de faire sensiblement bouger la relation public/danseur, l’évidence s’impose : quelle énergie ! que d’interrogations ! quelle remise en cause salutaire ! Peu d’artistes peuvent rendre perceptible l’angoisse sous jacente de ces mouvements répétitifs jusqu’au vertige. Dans un espace où les équilibres sont devenus précaires, le Ballet de l’Opéra de Paris, au sein duquel on reconnaît Eleonora Abbagnato et Benjamin Pech (étoiles) ainsi que Myriam Ould-Braham et Stéphane Phavorin (premiers danseurs), clôt cette soirée par une démonstration imparable de sa puissance de feu. Hallucinant !