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Au Festival de Peralada, la régénération s’empare de la danse

Terra Llaurada - Ouverture

En ce samedi 10 août 2024, le danseur et chorégraphe barcelonais Aleix Martinez vient de présenter, dans le cadre si particulier et formidablement intime du Mirador del Castillo, à Peralada, un programme de danse composé d’une dizaine de ballets dont le plus ancien a été créé en 2012. Sous le titre de Terra Llaurada (Terre labourée), Aleix Martinez conjugue des ensembles, des solos et des pas de deux qui, a priori, n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais que le chorégraphe imagine irriguer un concept tout à fait plausible, celui de la création chorégraphique.  L’image est celle de graines que l’on plante et qui finissent par germer pour nous donner à voir ce que la Nature s’efforce de réaliser depuis que le monde est monde : la régénération dans toute sa diversité.

L’ouverture du programme se fait avec une création pour le Festival.  Le musicien Arnau Obiols va faire sourdre d’une valise blanche des bruits, des rumeurs, puis à l’aide d’une flûte ancienne, d’instruments de percussions et finalement d’une batterie claire complète, il nous fait entendre une composition semblant venir du fond des âges. Celle-ci met en scène musicalement tous les protagonistes de la soirée, cinq filles et cinq garçons. Ils feuillettent des photos sortant à profusion de ladite valise, comme des souvenirs du passé (fatalement d’ailleurs). Un impressionnant instrument agraire ancien, une fourche en bois à deux dents, est tenu fermement par une danseuse, les danseurs tournent autour puis s’évanouissent dans l’ombre. La fourche est plantée avec force dans le sol. Un premier danseur fait son apparition. La régénérescence a commencé.  

“Ssss” – Marti Paixà

C’est l’une des Etoiles du Ballet de Stuttgart, le Catalan Marti Paixà, qui ouvre le bal en solo avec « Ssss », une chorégraphie du Roumain Edward Clug créée en 2012 sur une musique de Frédéric Chopin. Le ton est donné. Dans un bleu nocturne (costume et lumières), Marti Paixà déploie une danse d’une flexibilité et d’une fluidité étourdissantes.  Chance, nous allons le retrouver plus tard.

“Loca” – Irene Tena et Laura Vargas

Suit un premier pas de deux entre la Catalane Irene Tena et l’Andalouse Laura Vargas, deux danseuses solistes du Ballet national d’Espagne. Sur une chorégraphie d’Albert Hernandez et une musique de Silvia Pérez Cruz, « Loca » a été créé à Madrid en 2019.  Avec pour seuls accessoires une corde, un tabouret et un éventail, les deux femmes vont s’affronter avec une incroyable violence, rythmant leur combat par des zapateados et des claquements de doigts. Nous sommes ici dans un concept organique d’une profonde viscéralité que les deux artistes rendent avec un engagement stupéfiant.

“Preludes C.V.” – Jacopo Bellussi et Ida Praetorius

Le ballet suivant est un pas de deux signé John Neumeier et extrait du ballet « Préludes C.V. » créé à Hambourg en 2023 sur une musique de Lera Auerbach. Pas de narration ici nous explique le chorégraphe, tout est mouvements dans lesquels chacun peut y glisser une aventure personnelle. C’est une proposition troublante et magique à la fois. D’autant qu’elle est ici portée par l’excellence technique, musicale et émotionnelle de deux Etoiles du Ballet de Hambourg, le Génois Jacopo Bellussi, celui-là même qui intégrera dans quelques semaines le Ballet de l’Opéra national du Capitole de Toulouse en tant qu’Etoile, et la Danoise Ida Praetorius.

“L’elogi de la fissura” – Lorena Nogal

Le solo qui suit est un véritable séisme. Chorégraphié et dansé par la Barcelonaise Lorena Nogal, sur une musique de Marcos Morau, ce solo a été présenté en 2021 au Festival Sismograf d’Olot en Catalogne, et se nomme « L’Eloge de la fissure ». Séisme car l’interprète engage son corps sans économie aucune, l’arc boutant dans des sinusoïdes dantesques. L’idée conductrice de sa proposition réside dans une recherche de la beauté dans tout ce qui est imparfait et irrégulier, dans un désir de changement et de mutation (nous sommes bien encore une fois dans l’idée directrice de Terra Llaurada).  Un moment vibrant, intense, foudroyant.  Une performance à tous égards.

“Nachtmerri” – Marti Paixà et Henrik Erikson

Le ballet suivant ne nous laisse que peu d’espace de respiration également. Il s’agit de « Nachtmerri » du chorégraphe allemand Marco Goecke, créé le 19 juin dernier par le Ballet de Stuttgart. Sur une musique de Keith Jarrett et Lady Gaga, nous retrouvons Marti Paixà mais cette fois dans un pas de deux pour lequel il affronte l’incroyable Soliste du Ballet de Stuttgart, Hongkongais de naissance, Henrik Erikson. Incroyable car les deux danseurs, de qualités égales autant que superlatives, composent un pas de deux « cauchemardesque » stroboscopique dans lequel les corps s’attirent, se repoussent, se complètent dans des mouvements d’une hallucinante précision.

“Beethoven Project II” – Aleix Martinez et Ida Praetorius

 Nous revenons en terrain beaucoup plus connu avec le ballet suivant qui est en fait un extrait d’une chorégraphie de John Neumeier intitulée « Beethoven Project II » créée à Hambourg en 2021 sur une musique évidemment de Ludwig van Beethoven.  Soit un pas de deux dans lequel nous retrouvons Ida Praetorius et, enfin, le directeur artistique de cette soirée, Aleix Martinez, danseur étoile du Ballet de Hambourg et chorégraphe. Ce duo, de grammaire néoclassique, superbe faut-il préciser, met en écho la sérénité de la ballerine face aux démons qui semblent posséder son partenaire.

“Afanador” – Albert Hernandez et Irene Tena

C’est à Séville en 2023 que le Ballet national d’Espagne a créé «Afanador » dans une chorégraphie de Marcos Morau et sur une composition musicale de Juan Cristobal Saavedra associée à la voix incroyable de El Nino de Elche. Le pas de deux qui en est extrait pour le Festival de Peralada est une adaptation de l’original. Il met en scène Irene Tena et un danseur soliste du Ballet national d’Espagne : Albert Hernandez. Le nom de ce ballet est directement issu de celui qui en a inspiré sa dramaturgie, le grand photographe colombien Ruven Afanador. Photographe de célébrités, mais pas que, il capta en Andalousie des artistes représentatifs de l’art flamenco. Ce sont eux que nous allons voir évoluer sous nos yeux, prenant les traits de ces deux magnifiques danseurs, experts dans cet art par ailleurs, et dans la vision surréaliste du photographe. Passionnant ! (Le ballet, dans son intégralité, est visible sur la plateforme Arte.concert)

“Dona nobis pacem” – Aleix Martinez

Sur une musique de Jean Sébastien Bach s’achève, presque, la soirée. Dans un extrait de « Dona nobis pacem », une chorégraphie de John Neumeier créée à Hambourg en 2022, Aleix Martinez, en solo, donne toute l’étendue de son talent. « Accorde-nous la paix » est donc comme un credo testamentaire de la part du grand chorégraphe qui vivait alors à Hambourg sa dernière saison en tant que directeur artistique de la prestigieuse troupe allemande. Aleix Martinez, pour qui le ballet fut écrit, se glisse dans cette émouvante pensée avec l’art consommé que nous lui connaissons, un talent dans lequel il conjugue à la perfection les multiples techniques qui structurent la danse depuis des siècles. Il se fait, dans ce solo d’une extrême émotion, la musique de l’âme elle-même. Et introduit le tableau final dans lequel nous retrouvons l’ensemble des protagonistes de ce magnifique spectacle. Ils forment en une double ronde qui n’en finit pas de se mélanger une sorte de fleur nouvelle. La régénération a eu lieu. Le public, ému autant qu’ébloui et enthousiasmé par l’intelligence du propos que par la qualité des interprètes réserve une longue et méritée standing ovation à ce spectacle qui marque d’ores et déjà l’histoire de ce Festival.

Terra Llaurada – Tableau final

Robert Pénavayre

Crédit photos : Toti Ferrer

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