Danse

« Daphnis et Chloé est un chef-d’œuvre absolu d’orchestration, de transparence et de couleur » Victorien Vanoosten

Victorien Vanoosten

La saison de ballet du Capitole de Toulouse s’ouvre en majesté avec un hommage à Maurice Ravel, né il y a tout juste 150 ans. En mettant au programme de ce spectacle le Boléro ainsi que Daphnis et Chloé, le Capitole nous offre l’œuvre emblématique de ce compositeur mais également, avec Daphnis et Chloé, celle qui est considérée par beaucoup comme son chef-d’œuvre.  Réunissant dans un même élan l’ensemble des phalanges capitolines : chœur, orchestre et ballet, ce spectacle réclamait un maître d’œuvre rompu à toutes ces disciplines. Ce qui nous vaut de retrouver le chef d’orchestre Victorien Vanoosten, unanimement applaudi pour ses Pêcheurs de perles in loco il y a deux ans.

Rencontre

Classictoulouse : Après avoir dirigé les reprises des Pêcheurs de perles de Georges Bizet pour ouvrir la saison 23/24 du Capitole de Toulouse et ainsi faire vos débuts toulousains, vous revenez pour célébrer les 150 ans de la naissance de Maurice Ravel au cours d’une soirée de ballet dans laquelle sont inscrits le Boléro et Daphnis et Chloé.

Victorien Vanoosten : Après Les Pêcheurs de perles, revenir au Capitole pour diriger Ravel est une joie profonde, en particulier Daphnis et Chloé. C’est sans doute l’une des plus belles partitions que la Terre ait portées, une œuvre d’une ampleur monumentale, à la fois exigeante et foisonnante pour les musiciens comme pour le chef. Elle est d’ailleurs très souvent donnée en version de concert, notamment à travers la deuxième suite qui en est tirée. Elle est devenue un pilier du répertoire de la plupart des orchestres du monde. C’est un chef-d’œuvre absolu d’orchestration, de transparence et de couleur. Pouvoir le diriger avec l’Orchestre du Capitole de Toulouse, dans sa version complète, avec le chœur – qui joue le rôle d’une sorte de « super instrument » – et les danseurs qui en créent le geste visuel et poétique, c’est un véritable rêve éveillé.

Victorien Vanoosten – Photo : DR

La création de Daphnis et Chloé, une œuvre qualifiée par le compositeur de « symphonie chorégraphique », s’est faite en 1912, au Théâtre du Châtelet avec un plateau pour le moins exceptionnel puisqu’il réunissait le chorégraphe Michel Fokine, le costumier et décorateur Léon Bakst, le chef d’orchestre Pierre Monteux et un duo de danseurs légendaires : Vaslav Nijinski et Tamara Karsavina. Que vous inspire pareil événement ?

C’est une période absolument foisonnante, d’une richesse créatrice inouïe. À ce moment-là, Paris est véritablement le centre du monde artistique, les plus grands créateurs de tous horizons s’y croisent et s’inspirent mutuellement. Les Ballets russes de Diaghilev cristallisent cette effervescence en rassemblant autour d’eux les talents les plus brillants de l’époque, repoussant ensemble les frontières de l’art. On est à la veille du Sacre du printemps, qui verra le jour l’année suivante, et, lors de la même soirée, on peut assister à la création de Daphnis et à la chorégraphie du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, devenue légendaire, toutes deux dansées par l’un des plus grands artistes de tous les temps, Nijinski.

Ce qui me touche profondément dans Daphnis et Chloé, c’est la façon dont Ravel s’inscrit dans un véritable dialogue entre les arts. À cette époque, il n’existe pas de cloison : la peinture, la danse, la musique, la littérature se nourrissent les unes des autres. Ravel, qui fréquentait les milieux symbolistes et impressionnistes, est très sensible à cette idée d’un art total, d’un geste artistique qui unifie les formes et les sensations. Il regarde du côté de la peinture – on pense à la lumière de Monet ou aux textures de Turner – autant que du côté de la poésie ou du mouvement.

Ce regard croisé nourrit son écriture : sa musique devient presque picturale, comme si chaque son était une touche de couleur. On perçoit dans Daphnis et Chloé une fluidité, une transparence, un jeu de reflets qui rappellent la toile impressionniste. Mais c’est aussi une œuvre profondément chorégraphique : chaque rythme, chaque inflexion semble pensés pour le corps, pour la respiration du danseur. Ravel parvient à cette alchimie rare où la musique ne décrit pas la danse, elle danse elle-même. Il ne cherche pas à illustrer le mouvement mais à l’incarner. On sent l’influence du théâtre, du geste, du récit visuel. C’est une œuvre née du regard d’un artiste qui traverse les frontières entre les disciplines, et c’est sans doute ce qui lui donne cette vitalité intacte, cette modernité qui continuent à nous émerveiller plus d’un siècle plus tard.

Victorien Vanoosten – Photo : D. Matvejev

On imagine, peut-être à tort d’ailleurs, que la direction d’un ballet est fondamentalement différente de celle d’un concert ou d’un opéra. Et tout d’abord, êtes-vous familier de ce répertoire ?

Oui, même si je ne me considère pas comme un spécialiste du ballet, j’ai eu la chance d’en diriger un certain nombre, aussi bien classiques avec de grands danseurs comme Polina Semionova ou Iana Salenko que contemporains avec des chorégraphes comme Edward Clug.

La direction d’un ballet n’est pas fondamentalement différente de celle d’un opéra ou même d’un concerto dans le sens où la musique est en partie au service de la scène et des solistes. Le véritable défi du chef est de garder un juste équilibre entre le respect de la partition et de sa structure musicale d’un côté, et les besoins scéniques ou chorégraphiques de l’autre. Ce qui me plaît, c’est la rencontre, la respiration et la manière dont la musique dialogue avec la scène. 

Quelles sont les spécificités d’un chef d’orchestre lorsqu’il dirige un ballet ? Comment travaillez-vous en amont ?

Je travaille comme pour toute œuvre orchestrale : beaucoup ! Il faut toujours connaître parfaitement le sens de la musique avant d’y ajouter une vision chorégraphique imbriquée en elle. Certaines musiques de ballet comptent d’ailleurs parmi les plus grandes pages symphoniques jamais écrites.

Il y a différents types de ballet, et différentes manières dont les compagnies travaillent, que ce soit avec une bande-son ou avec un pianiste. Selon ces éléments, la façon dont on va dialoguer induit une préparation et des répétitions différentes, mais pour en arriver au même but : ne faire plus qu’un avec la scène, ce qui est l’objectif de tout spectacle.

Bien sûr, l’élément primordial, encore plus qu’à l’opéra ou le concert, c’est le tempo. Mais là encore, c’est une question de point de vue : certains chorégraphes vont être très précis, en connexion avec les gestes et sauts des danseurs, d’autres vont être très exigeants avec l’énergie ou les couleurs données par l’orchestre. C’est ici que la science musicale du chef d’orchestre entre en jeu, pour traduire en sons une vision dansée. Enfin, et c’est là tout l’art du spectacle vivant, le chef doit sentir et comprendre la forme physique des danseurs au fil des spectacles afin d’adapter, de manière très subtile, le flux musical pour qu’il les enveloppe parfaitement.

Victorien Vanoosten – Photo : D. Matvejev

Le jour de la représentation, quels sont vos points d’attention particuliers au cours du spectacle alors que vous devez ici diriger tout à la fois des musiciens, des choristes et des danseurs ? 

C’est plutôt habituel de devoir diriger différents types d’artistes en même temps. Rappelez-vous Les Pêcheurs de Perles dans ce même Théâtre du Capitole il y a deux ans, mélangeant déjà les genres. Mes points d’attentions sont plutôt sur le juste milieu entre la forme physique des danseurs, et quels sont leur personnalité et leurs différentes aptitudes (il y a deux cast différents). Selon le physique des danseurs, certains vont sauter plus longtemps que d’autres par exemple, aller plus vite pour les pirouettes, ou encore avoir une sensibilité musicale différente que je peux accompagner.

Une autre difficulté vient du chœur (sans paroles) qui sera placé de façon à ce que le son soit le plus diffus et extraordinaire possible (je ne dévoile pas à quel endroit, je préfère garder quelques secrets à découvrir au spectacle :). J’ai la chance d’avoir l’aide de leur chef de chœur Gabriel Bourgoin, qui aura la lourde tâche de le synchroniser avec l’orchestre.

La direction musicale d’un ballet doit-elle être influencée par la chorégraphie de celui-ci ?

Non, la chorégraphie ne doit pas influencer la direction musicale… et pourtant, elle le fait toujours.

Le rôle du chef d’orchestre reste d’abord de défendre la musique, d’en préserver la cohérence et la force expressive. Mais le ballet est un art profondément physique, et cela change tout : il ne s’agit pas seulement de tempo ou de nuances, il s’agit aussi de mouvement, de respiration, d’énergie. Le chef doit savoir adapter son geste, son écoute, son sens du phrasé pour que la musique soutienne la danse sans jamais s’y soumettre.

Comme à l’opéra, tout repose sur la communication : entre la fosse et la scène, entre le chef et les danseurs, entre le rythme intérieur de la musique et celui du corps. C’est un équilibre très fin, presque organique, où chacun apprend à respirer avec l’autre.

Après Georges Bizet, Christophe Ghristi vous choisit pour diriger un autre géant de la musique française : Maurice Ravel. Est-ce un choix qui vous interpelle ? 

(Rires) Que l’on m’apprécie dans le répertoire français me touche, d’autant que l’Orchestre du Capitole a cette musique dans son ADN. Je suis très reconnaissant envers Christophe Ghristi pour sa confiance renouvelée, et pour la chance qu’il me donne de m’inscrire, avec humilité, dans la continuité de cette tradition musicale si prestigieuse. C’est un répertoire que j’affectionne particulièrement, et que je dirige partout dans le monde, mais je ne voudrais en aucun cas me spécialiser.  Les traditions se nourrissent entre elles, et sans la pensée germanique il n’y a pas la clarté française. J’ai évidemment des affections particulières, et je dirige d’ailleurs beaucoup Strauss, Debussy, Mahler et Stravinsky, qui coulent dans mes veines avec la même évidence.

Victorien Vanoosten – Photo : DR

Quels sont vos futurs engagements après Toulouse ?

Je continue mon activité de chef principal de l’Orchestre National de Lituanie avec un programme autour des Jeux de Debussy et Till l’Espiègle de Strauss, puis je retrouve le violoncelliste Gautier Capuçon pour le concerto de Dvorak. J’enregistre aussi prochainement un disque de musiques françaises magnifiques mais trop peu connues et, plus près d’ici, un programme de l’Est avec l’indomptable Suite de danses de Bartók, plusieurs concertos de Prokofiev avec Svetlin Roussev et Natacha Kudritskaya ainsi que la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak à l’Opéra de Toulon, dont je suis le directeur musical. Je retrouverai entre autre l’an prochain l’opéra de Munich, la Staatsoper de Berlin et la Scala de Milan.

Quelles nouvelles œuvres allez-vous mettre à votre répertoire dans les années à venir ? 

Beaucoup ! Je suis un boulimique de musique, et j’agrandis mon répertoire chaque jour, ce qui me donne quelques nuits blanches ! Après avoir consolidé mon répertoire classique et romantique avec la plupart des symphonies des grands compositeurs, j’ai passé les derniers temps à diriger presque tous les poèmes symphoniques de Strauss, après ce sera le tour de la 4ème et de la 8ème de Bruckner et bientôt la 7ème, puis la Résurrection de Mahler. Bartók reste au programme et je reviens toujours avec plaisir à Stravinsky. Je n’oublie pas l’opéra où je retrouve bientôt Der fliegende Holländer, Butterfly et L’Enfant et les Sortilèges. J’ai aussi des projets en tant que pianiste où je voudrais jouer quelques nouveaux concertos, après Ravel, Beethoven et Mozart, en dirigeant du piano bien sûr !

Propos recueillis par Robert Pénavayre le 11 octobre 2025

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