Créée in situ en 2006, la production de La Femme sans ombre que reprend aujourd’hui l’Opéra national du Capitole illustre parfaitement le haut degré d’exigence et de qualité de l’institution lyrique toulousaine. Pari relevé et gagné par Christophe Ghristi qui, en même temps, challengeait l’intégralité du plateau sur des prises de rôle !
Cette production, signée Nicolas Joel (mise en scène, ici réglée par Stephen Taylor), Ezio Frigerio (décors), Franca Squarciapino (costumes) et Vinicio Cheli (lumières), affronte l’incroyable défit que constitue le livret au travers d’une machinerie parfaitement efficace, nous transportant dans trois univers différents, et ce avec des changements de décors monumentaux… à vue ! Un vrai tour de force technique. Si quelques accessoires sont contemporains, les costumes renvoient au monde mystérieux des légendes orientales. C’est à la fois simple mais signifiant, laissant les chanteurs dans la meilleure disposition pour se mesurer à une partition dont les multiples écueils ont fait reculer les plus grands.
Qu’à cela ne tienne, Christophe Ghristi nous propose un plateau vocal qui vient de recueillir une ovation largement partagée et parfaitement légitime.
Première à se manifester, La Nourrice doit plonger dans l’univers infernal d’un contre mi grave (!). Ce n’est que le début d’une partition méphistophélique, à l’image d’ailleurs du personnage. Celui-ci trouve en Sophie Koch une interprète de référence. La voix de la cantatrice française, dernièrement Isolde au Capitole, possède tous les atouts pour cet emploi : longueur de l’ambitus, largeur du souffle indispensable à la prosodie lyrique straussienne, des registres également et parfaitement projetés avec une rondeur exemplaire, des aigus d’airain transperçant l’orchestre et faisant frissonner le public. Sans oublier une véritable incarnation particulièrement convaincante du Mal à l’état pur. Une date incontestable dans la carrière de cette artiste.
L’Impératrice d’Elisabeth Teige nous vaut les débuts à Toulouse d’une soprano que sa jeune carrière impose aujourd’hui dans de nombreux rôles wagnériens et pucciniens. Elle a la parfaite couleur vocale de ce personnage féérique, elle en a aussi les élans tout à la fois printaniers de la jeune épousée, puis, au fur et à mesure qu’elle appréhende la valeur de la fameuse « ombre » et qu’une certaine humanité l’envahit, si le timbre reste de miel, la voix s’assombrit, la projection devient plus autoritaire alors que des sauts d’octaves se succèdent dans des accents déchirants.
En 2006, c’était Ricarda Merbeth qui interprétait ce personnage. Elle est de retour au Capitole mais cette fois pour chanter La Teinturière, autre rôle demandant une technique d’une infaillible précision sous peine d’y laisser ses cordes vocales. Encore une fois le choix de Directeur artistique de l’Opéra national du Capitole s’avère gagnant. La voix de Ricarda Merbeth est en parfaite osmose avec une partition qui ne l’épargne guère et pour laquelle elle déploie un soprano d’une grandiose amplitude et souplesse, franchissant les pires moments de tension au-dessus de la portée (et il y en a !!!) avec un aplomb et une rondeur d’émission qui laissent le public, loin de toute crainte, profiter et admirer l’une des grandes « dramatiques » de notre temps. Tour à tour révoltée et bouleversante, Ricarda Merbeth s’inscrit d’ores et déjà parmi les grandes titulaires de ce rôle.
Nous avons découvert le ténor Issachah Savage dans le Bacchus des dernières reprises capitolines de l’Ariane à Naxos de Richard Strauss (autre rôle réputé inchantable). Son Empereur nous le fait retrouver dans la splendeur d’une voix parfaitement homogène, aux harmoniques crépusculaires dans le bas médium et le grave, dotée d’une tierce aigüe (largement sollicitée) d’une parfaite rondeur et d’une puissance wagnérienne. Peu se lancent dans une pareille entreprise. Rares sont ceux qui y parviennent avec les honneurs, Issachah Savage en fait partie. Chapeau bas ! Pour ses premiers pas sur la scène toulousaine, le baryton Brian Mulligan peut se vanter d’avoir bouleversé le public. Dans le rôle de Barak, il incarne la bonté même, l’honnêteté faite homme. L’écriture vocale que lui a réservée le compositeur, faite de larges phrasés, est là pour attester de l’empathie naturelle qui résume en quelque sorte ce personnage. Bien que tous les grands barytons-basses wagnériens soient à son répertoire, son timbre relativement clair s’accommode à merveille ici d’autant qu’il emplit son chant de vibrations d’une infinie humanité et d’une bouleversante émotion. La fin du premier acte notamment a fait sortir quelques mouchoirs…. Les trois frères border line sont parfaits : Aleksei Isaev (Le Borgne) dont il ne faut pas manquer le Midi du Capitole (1er février !!!), Dominic Barberi (Le Manchot) et Damien Bigourdan (Le Bossu). Thomas Dolié impose son Messager des esprits par son baryton ample et généreux. Julie Goussot (Le Gardien du seuil du Temple/La Voix du faucon/Une Servante), Pierre-Emmanuel Roubet (La Voix du jeune-homme), Rose Naggar-Tremblay (Une Voix d’en-haut/Une Servante) et Katharina Semmelbeck (Une Servante) prouvent ici encore une fois, par la qualité de leur prestation, le principe définissant la réussite d’un spectacle comme la conjugaison de tous les talents présents et non pas ceux des seuls premiers plans.
Un Chœur et une Maîtrise superlatifs, un Orchestre en état d’éruption permanent
Gabriel Bourgoin dirige le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra national du Capitole. Ces deux formations, au mieux de leur forme, peuvent se vanter, et pardon si j’y reviens, d’avoir littéralement bouleversé le public à la fin du 1er acte. Certes la partition est totalement planante à ce moment-là, mais tout de même, quelle musicalité, quelle sensibilité dans les nuances. Du grand art !
Ce ne sont pas moins de 80 musiciens qui se sont installés dans la fosse d’orchestre, débordant même jusqu’aux deux loges d’avant-scène ! Il faut dire que l’instrumentarium demandé par le compositeur est particulièrement vaste, surtout du côté des percussions. La partition, tous les musiciens vous le diront, est un monument à interpréter. Et lorsque Frank Beermann est au pupitre, ils savent que la victoire sera belle mais exigeante. Longuement ovationné, l’Orchestre national du Capitole est un élément fondateur et indispensable de ces représentations. Sans pareil « instrument », inutile de compter produire une Femme sans ombre. C’est un véritable torrent de lave que le chef précipite dans la salle, nous submergeant de couleurs, de rythmes, de vibrations et d’émotions, de solos instrumentaux les uns plus sublimes que les autres.
Une nouvelle date à inscrire dans le marbre des succès historiques du Capitole !
Robert Pénavayre
Prochaines représentations : 28 et 31 janvier, 4 février 2024
Renseignements et réservations : www.opera.toulouse.fr
Crédit photos : Mirco Magliocca