Le Théâtre du Capitole vient de vivre l’une de ses soirées qui entrent immédiatement non seulement dans son histoire, mais plus largement dans la grande histoire de Toulouse dont il représente le vaisseau amiral de sa culture. La première d’une création mondiale était donc à l’affiche en ce vendredi 22 novembre 2024, celle du Voyage d’Automne, de Bruno Mantovani. Un projet initié depuis cinq ans voyait le jour devant une salle confortablement fournie qui n’eut de cesse dès le spectacle achevé de rappeler les artistes pour les applaudir chaleureusement.
Cet opéra raconte le voyage effectué en 1941 par cinq célébrités littéraires françaises, à l’invitation de Joseph Goebbels, afin de participer à un Congrès d’écrivains à Weimar. Manipulation et propagande se disputent le podium lors de ce périple ferroviaire. Dorian Astor, le librettiste, creuse sans économie aucune les propos antisémites de Robert Brasillach, les délires nihilistes et suicidaires de Pierre Drieu La Rochelle et les dénis communs et ahurissants de Ramon Fernandez et Jacques Chardonne. Tous, mis devant l’horrible réalité d’un génocide, refusent de le voir. Marcel Jouhandeau, le « héros » de cette pitoyable aventure, se détache du lot car son voyage se focalise sur le bel officier allemand qui les accompagne, Gerhard Heller. Il ne se pose pas la question, dans une absence totale d’examen de conscience, sur la portée politique de sa participation à ce Congrès. Sa libido a pris largement le dessus. Il se traine lamentablement au pied de l’aryen adulé alors que ce dernier le met en garde contre son aveuglement face au nazisme. Inspiré très étroitement du livre de François Dufay : Voyage d’Automne, le livret de Dorian Astor est un réquisitoire implacable contre le collaborationnisme. Les phrases sont courtes, tiennent parfois de l’aphorisme, mais disent bien en peu de mots la dégradation de ces intellectuels dont la déliquescence morale est ahurissante. Cette rhétorique est en osmose parfaite avec la partition de Bruno Mantovani. Ecrite pour grand orchestre symphonique auquel viennent se joindre un piano et de nombreuses percussions, elle nous entraine dans un périple musical fait de tutti tranchants comme des lames, de mélodies frôlant le chant grégorien, de combinaisons de timbres et de sonorités angoissantes, de lignes flirtant avec le plus pur romantisme, et tout cela avec un respect absolu des chanteurs, ne les retranchant jamais dans des efforts inutiles. L’important se trouve pour les interprètes non pas dans une quelconque pyrotechnie vocale mais dans la prosodie car le texte est fondamental. Il est l’écho, ou vice versa, de la musique pour délivrer au public les mille atermoiements nauséabonds des personnages. Portée par un Orchestre national du Capitole en état de grâce sous la direction de Pascal Rophé, cette partition est d’une richesse incroyable d’ambiances, de tonalités, d’impulsions dramatiques ou pathétiques. Elle élève la décadence de ce moment d’Histoire à un paroxysme insoutenable et grandiose.
Une mise en scène au plus près du drame
Marie Lambert-Le Bihan, avec l’aide d’Emanuele Sinisi (décors), Llaria Ariemme (costumes) et Yaron Abulafai (lumières et vidéo), enferme les protagonistes dans le no man’s land de leurs illusions. Une table circulaire inclinée est le lieu de tous les fantasmes. Elle est recouverte de plusieurs couches/pages de papier… Des lumières stroboscopiques nous donnent l’illusion du voyage. Des vidéos tracent le périple par étapes. C’est simple et signifiant à la fois, laissant aux chanteurs, disposés souvent face au public, le soin d’énoncer leurs tristes vérités. Scrutant au plus près ces êtres en perdition, elle les met à nu face à leurs propres contradictions et leur déni. C’est l’essence même de cet opéra. Quelques grandes messes nazies nous montrent un chœur en format organique. A ce titre, la scène finale avec Drieu La Rochelle est d’une effrayante intensité émotionnelle. Le personnage non historique de La Songeuse nous parvient telle une apparition surnaturelle dont le chant prédit l’avenir à l’égal d’une pythonisse. Même si nous connaissons la fin de cette séquence historique, la mise en scène et la partition finissent par créer un climat de suspense psychologique aux mille interrogations. Chacun des protagonistes est historiquement campé, jusqu’à celui de Göbst/Goebbels, ceinturé d’un long manteau de cuir noir, jambe raide (historique) en plus, visage blafard, un spécialiste de la propagande. Toute une panoplie d’antisémites, collaborationniste, fascistes et nihilistes. On voudrait ne pas les voir, sauf que Marie Lambert-Le Bihan a choisi de ne prendre aucun filtre face à l’Histoire. C’est cela aussi le devoir de mémoire. Et la grandeur de cet opéra.
Un casting digne de l’événement
Sur une écriture vocale qui ne requiert pas des ambitus démesurés, c’est plutôt dans le style parlé-chanté que se déploie l’urgente nécessité de la maîtrise. C’est clairement le personnage de Marcel Jouhandeau, jouet de pulsions sexuelles incontrôlables, qui est sur la première marche du podium, faisant presque oublier, dans sa démarche érotique par rapport à Gerhard Heller, le contenu profond du drame. Pierre-Yves Pruvot s’investit dans ce rôle avec un engagement scénique de tous les instants, creusant à chaque geste le désespoir de cet homme, brillant écrivain au demeurant, mais ici en proie à la plus irrépressible des pulsions. Son baryton dramatique et sa parfaite prosodie ajoutent à une incarnation stupéfiante. Ne lui cédant en rien, le baryton Stephan Genz campe Heller avec une autorité troublante. Cet homme qui doute de l’avenir millénaire du IIIe Reich est assurément la figure la plus complexe car la plus consciente et donc la moins naïve de cette équipée. Le ténor Emiliano Gonzalez Toro s’empare du rôle de Ramon Fernandez avec la faconde et le naturel qui font de lui un artiste de composition remarquable. Le ténor Yann Beuron se glisse dans le costume de Pierre Drieu La Rochelle. Il devient le personnage principal de la seconde partie du drame. Sa grande péroraison nihiliste (il se suicidera en 1945) est un sommet de course à l’abime. Magistral ! La basse Vincent Le Texier (Jacques Chardonne) et le baryton Jean-Christophe Lanièce (Robert Brasillach) complètent avec bonheur et conviction ce quintette de collaborateurs de la première heure. Le ténor Enguerrand De Hys se glisse dans la peau d’Hans Baumann, ce poète allié de Gerhard Heller dans la « conquête » de Jouhandeau. Compositeur pour le régime nazi, il occupe, et avec quel engagement (!) le cœur de l’épisode central qui voit Jouhandeau, Heller et lui-même succomber aux délices d’Eros. C’est le contre-ténor William Shelton qui endosse le rôle de Göbst /Goebbels. Cette voix suraiguë n’a pas été choisie par hasard, non plus que l’écriture très vocalisante qui ridiculise tout en en montrant la monstruosité l’un des personnages-clés du pouvoir, celui-là même qui va se suicider et suicider toute sa famille après la mort du führer. Encore une incarnation glaçante. Seule voix féminine du plateau, la soprano Gabrielle Philiponet revêt les voiles vaporeux de La Songeuse, déployant une ligne de chant et un timbre de toute beauté.
Quant au Chœur de l’Opéra national du Capitole, sous la direction de Gabriel Bourgoin, il fut exact à ce grand rendez-vous, toujours aussi investi scéniquement que précis musicalement, utilisant des dynamiques incroyables allant du murmure à l’éclat tellurique. Une grande maison d’opéra, nous dit Christophe Ghristi, ne peut pas se concevoir sans un grand chœur et un grand orchestre. En voilà encore une fois la preuve.
Une soirée sidérante certes mais dont le souvenir s’inscrit d’ores et déjà en lettres d’or dans l’histoire du Capitole.
Robert Pénavayre
Représentations : 24, 26 et 28 novembre 2024
Renseignements et réservations : www.opera.toulouse.fr
Photos : Mirco Magliocca