Après plus de trente ans d’absence à l’affiche capitoline, la dernière reprise remontant au 18/02/1993, Le Vaisseau fantôme wagnérien revient jeter l’ancre sur les bords de la Garonne toulousaine. C’est dans le cadre d’une nouvelle production que ce retour se fait et avec une distribution dont la grande majorité étrenne leur rôle à cette occasion. En ce soir de première (16 mai 2025), dans une salle bondée, cela devient une habitude in loco, le triomphe est total, une autre habitude ici à vrai dire.
Une véritable symphonie dramatique
Le maestro allemand Frank Beermann, véritable « pensionnaire » es répertoire germanique du Capitole, et qui s’en plaindrait (!), tient la barre d’une main ferme et souple à la fois. Il sait parfaitement combien une première peuplée de prises de rôle dans un opéra aussi terriblement exigeant représente d’écueils dangereux. Il n’est rien de dire qu’il veille au grain ! Cela ne l’empêche pas de donner à cette partition de transition dans le corpus wagnérien toutes les couleurs et les dynamiques du drame qu’elle sous-tend. Encore une fois l’Orchestre national du Capitole se montre exemplaire sous sa direction.
Si la phalange orchestrale a sa part, méritée, du succès, il en est de même de la phalange chorale du Capitole qui, sous la direction de Gabriel Bourgoin et avec le renfort d’une quinzaine de choristes, œuvre oblige, affronte cette partition, monumentale à leur égard. Triomphe légitime tant l’engagement autant scénique que vocal de ces artistes a rendu un bel hommage à ce maître des chœurs que fut Wagner. Puissance, nuances, discipline, dynamiques, musicalité, précision des attaques, tout est là pour nous faire vivre cette légende norvégienne jusqu’à cette fabuleuse confrontation entre les marins maudits et ceux de Daland. Frissons garantis !

Le Vaisseau fantôme… tel quel !
Dans l’entretien que Michel Fau, metteur en scène, nous a accordé il y a peu, aucun doute ne pouvait naître quant au spectacle qu’il allait nous proposer, dans les magnifiques décors d’Antoine Fontaine, les costumes tout aussi précieux de Christian Lacroix et les lumières de Joël Fabing. La partition, rien que la partition et les didascalies qu’elle contient, écrites de la main même du maître. Cette histoire de double fantasme, celui d’une femme par rapport à un homme dont elle chante la légende et de ce même homme vis à vis d’une femme qu’il ne connait pas se construit au travers d’un immense tableau dans lequel on voit le vaisseau du Hollandais volant, un tableau qui hante Senta au point de fracturer son mental. Cette toile, lieu de tous les délires, sert de miroir magique entre deux mondes : le réel et l’imaginaire. La frontière est ténue… Imposant autant que magnifique et omniprésent, il va limiter la scène « terrestre » à quelques mètres de profondeur devant l’orchestre. C’est dans cet espace forcément réduit que vont se concentrer le chœur et les solistes. Un diable rouge et cornu sera le factotum du capitaine maudit, apportant les trésors de ce dernier à Daland dans une scène qui fait évidemment écho à celle du Jardin du Faust de Gounod. Mais peut-être est-ce pur hasard… Cette production, à des années-lumière du regietheater allemand, nous restitue peu ou prou ce que fut peut–être bien la production initiale de l’œuvre en 1843, avec ses toiles peintes, son vaisseau fantôme surgissant des profondeurs, ses vagues en carton, ses éclairs déchirant le ciel, ses marins maudits tels des zombies, et l’élévation finale du Hollandais et de Senta enfin réunis dans une rédemption salvatrice leur ouvrant la porte des cieux. C’est beau comme l’antique et parfaitement lisible par tous. Le public est ravi et le manifeste. Tant pis pour les grincheux qui s’attendaient à voir des militaires en treillis, kalachnikovs à l’épaule, des marins en costard-cravate, des gens nus sur scène, au mieux, ou un quelconque fantasme de metteur en scène lisible par lui seul, au pire. Une maison de répertoire comme le Théâtre du Capitole, avec les sujets financiers qui agitent la Culture aujourd’hui et que n’ont pas manqué de rappeler avant le spectacle une musicienne et une choriste devant le rideau, se doit de produire des spectacles intelligents aptes à rassembler le plus grand nombre sur le long terme et non pas céder à la mode prônée par quelques happy few qui, de toute manière, la renieront aussi vite qu’ils l’ont encensée.

La naissance d’un grand Hollandais
Ce n’est pas parce que cet opéra est l’un des plus courts du corpus wagnérien qu’il en est pour autant facile à chanter. Tous ses interprètes vous le diront. Seule détentrice du rôle de longue date, Ingela Brimberg, venue en remplacement une poignée de jours avant la première, impose un fantastique savoir-faire dans ce répertoire acquis sur les plus grandes scènes non seulement dans ce rôle mais aussi dans l’univers tétralogique de ce compositeur. La voix est d’une solidité d’airain et se joue de toutes les difficultés avec une aisance confondante et bien rassurante pour le public qui ne tremble jamais devant des aigus lancés comme des flèches et traversant l’orchestre sans coup férir. Tous les autres chanteurs sont en prise de rôle. Il en est ainsi du ténor Airam Hernandez, dont le Midi du Capitole le 23 mai est à sanctuariser dans votre calendrier. Il chante ce soir Erik, ce personnage intensément tragique, chasseur perdu au milieu de marins et qui va voir sa bien–aimée enlevée par un fantôme. Le rôle est écrit de manière très abrupte, presque désordonnée, avec des aigus spinto redoutables en début de phrases. C’est effrayant ! Le natif de Tenerife fait face avec un organe d’une beauté de timbre renversante, l’émission est parfaitement ronde, les registres sont soudés, l’ambitus est large et la projection dévastatrice. Il revient la saison prochaine dans la création in loco de La Passagère et une reprise de Carmen. A vos agendas !!

Pour ce qu’il considère comme ses véritables débuts au Capitole, la basse Jean Teitgen endosse le costume en fait peu reluisant de Daland, ce capitaine qui semble littéralement vendre sa fille Senta à ce Hollandais venu de nulle part mais immensément riche. Il pare son personnage de ce timbre de bronze cher aux clés de fa wagnériennes. Le phrasé est large et la voix, ample et généreuse, descend sans coup férir jusqu’aux abîmes d’un fa dièse grave. Valentin Thill est quant à lui un Pilote de luxe. Son ténor lumineux et sa belle ligne de chant éclairent ses quelques intervenions avec un talent déjà très apprécié du public toulousain. Avec Eugénie Joneau, nous retrouvons notre récente et somptueuse Adalgisa, ici dans le rôle plus discret de Mary. Non, non, je n’ai pas oublié le héros maudit de la soirée, le Hollandais du baryton-basse Aleksei Isaev. Je pourrais presque dire que j’ai gardé le meilleur pour la fin. Ce n’est pas le cas tant la distribution est d’un niveau superlatif, mais ce n’en est pas loin tout de même. Personnage inquiétant, hanté, tout à la fois salut et damnation, Aleksei Isaev compose un Hollandais vertigineux. Sa prise de rôle doit être saluée à l’aune de l’exploit car elle n’appelle aucune réserve (!). La projection est dominatrice dans tous les registres, l’ambitus est profond et semble ne pas connaitre de limites, la ligne de chant est châtiée et la dynamique ne recherche pas en permanence la nuance forte, l’émission est d’une rondeur exemplaire et le timbre d’un velours sombre ensorcelant. Ce jeune artiste a déjà tout d’un grand. Sous réserve de ne pas brûler les étapes, un avenir grandiose lui est promis.
Au rideau final, tonnerre d’ovations et applaudissements sans fin.
Robert Pénavayre
Représentations jusqu’au 27 mai 2025
Renseignements et réservations : www.opera.toulouse.fr
Photos : Mirco Magliocca