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Steven Osborne, l’eau et le feu

Encore trop rare en France, Steven Osborne apparaît comme l’un des pianistes les plus remarquables du Royaume Uni. Sa venue à Toulouse constitue l’un des grands moments du 39ème festival Piano aux Jacobins qui ouvre la saison musicale de la Ville rose. Une occasion de plus de saluer le double intérêt de ce festival qui convoque aussi bien les talents confirmés que les découvertes.
A coup sûr, le pianiste écossais Steven Osborne appartient à la génération des artistes dont les interprétations originales et inventives donnent vie à un répertoire large et varié. Parmi les nombreux prix qui jalonnent sa carrière figurent le titre d’Instrumentiste de l’année de la Royal Philharmonic Society (2013) et deux Gramophone Awards pour les enregistrements des œuvres pour piano et orchestre de Britten et des œuvres pour piano solo de Prokofiev et de Moussorgski. En concert, Steven Osborne collabore avec les orchestres les plus prestigieux sous la direction de chefs renommés, tels que Christoph von Dohnanyi, Vladimir Ashkenazy, Leif Segerstam, Vladimir Jurowski ou Jukka-Pekka Saraste… Soliste recherché des orchestres britanniques, il a été, pendant la saison 2016/2017, artiste en résidence du City of Birmingham Symphony Orchestra.

Ses choix musicaux découlent de son éclectisme qui lui permet d’aborder des répertoires divers et complémentaires. Le programme de son récital toulousain du 14 septembre dernier, témoigne d’une culture et d’une intelligence musicale admirables. A l’instar d’un Alexandre Tharaud qui basait quelques jours auparavant son programme autour de deux sonates de Beethoven, Steven Osborne construit le sien sur les sonates n° 6 et n° 7 de Sergeï Prokofiev. En outre, il introduit chacune de ces partitions majeures par une pièce « impressionniste » (même si le terme était récusé par le compositeur lui-même !) de Claude Debussy. La référence à Alban Berg complète ce tableau du XXème siècle naissant.

Le pianiste écossais Steven Osborne

La cathédrale engloutie, du Livre I des Préludes de Debussy, ouvre la soirée sur ce rêve éveillé dont l’interprète construit la progression avec poésie et passion. Les premières notes émergent à peine du silence. Les couleurs éclairent peu à peu le paysage jusqu’à ce crescendo irrésistible, apogée sonore d’une éclatante lumière. Le retour au silence s’accomplit comme pour évoquer le mystère d’une apparition qui s’éloigne. Avec tact, Steven Osborne avait prié le public de ne pas applaudir entre les pièces de chacune des deux parties du concert. Belle initiative qui l’amène à enchaîner les dernières notes imperceptibles de La cathédrale engloutie avec les premières émergences de la Sonate opus 1 d’Alban Berg. Le jeune compositeur, élève d’Arnold Schönberg, a vingt-trois ou vingt-quatre ans lorsqu’il compose cette première œuvre publiée, créée à Vienne le 24 avril 1911. Construite en arche, cette partition, encore tonale avant la révolution de l’atonalité, est ponctuée d’explosions que le pianiste pare d’une impressionnante exaltation, évoquant en cela les paroxysmes d’un Scriabine.

Les derniers murmures de cette pièce contrastée s’enchaînent donc en silence avec les premiers frissons de la Sonate N° 7 en si bémol majeur opus 83, l’une des trois Sonates de guerre de Prokofiev. L’Allegro inquieto (un titre bien caractéristique de son auteur) déchaîne vite les fureurs de traits d’une incroyable violence que Steven Osborne ne cherche heureusement pas à « civiliser ». Sauvage et furieux, ce mouvement laisse la place à l’Andante caloroso qui ne reste pas longtemps contemplatif. Le final Precipitato explose littéralement d’une incandescence sidérante. Le « motorisme » de Prokofiev est à son sommet.

Debussy introduit de nouveau Prokofiev dans la seconde partie. Avec Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, Steven Osborne retrouve la poésie charnelle, la suavité des Préludes. Le contraste se manifeste d’autant plus avec la Sonate n° 6 opus 82 dont l’Allegro moderato initial s’ouvre de manière inquiétante par trois notes obsessionnellement martelées. On retrouve là le style « guerrier » du compositeur que l’interprète assume avec panache. L’Allegretto tente une accalmie peu durable qui s’exprime néanmoins dans un langage ironique et moqueur. Même dans le Tempo di valzer lentissimo, la détente n’est qu’apparente. Les couleurs explosent et irradient. Dans le Vivace final éclate sans retenue la frénésie d’un rythme souverain. Une frénésie qui pourtant s’efface momentanément devant une méditation à laquelle le pianiste confère une douceur extrême. La dernière section évoque une bataille de plus en plus frénétique, explosant sur un accord final qui fait du piano une sorte de brasier résonnant !

Le public, légitimement sensible à ces montées d’adrénaline, à cette trajectoire de l’eau vers le feu, ménage une véritable ovation à Steven Osborne qui offre généreusement une série de bis dans un tout autre domaine musical : le jazz. Bill Evans, Oscar Peterson occupent l’essentiel de ce supplément qui s’achève sur une très nostalgique balade irlandaise, en guise d’au revoir. Gageons que l’on reverra Steven Osborne à Toulouse…

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