Il s’appelle Inon Barnatan. Né en 1979 à Tel Aviv, cet artiste étonnant installé à New York vient d’éblouir le public du cloître des Jacobins lors de son récital du 12 septembre. Un premier récital à Toulouse qui devrait lui ouvrir de nouveaux chemins vers la Ville rose. L’intelligence de son programme, l’aisance de son jeu, la cohérence interne de ses interprétations, l’intensité expressive qu’il y développe font de sa prestation toulousaine un véritable modèle de musicalité et de sensibilité.
Tout au long de cette heureuse soirée, Inon Barnatan pratique un piano vivant, dynamique, imagé, en constante évolution. Il maintient un intérêt permanent grâce, essentiellement, à une double qualité. D’une part, chaque détail bénéficie de son éblouissante technique. Une technique qui ne consiste pas qu’à pouvoir jouer vite et fort, mais qui lui permet la couleur, les plus subtiles nuances, des pianissimi les plus ténus jusqu’aux plus généreuses explosions sonores. D’autre part, et c’est peut-être là la plus déterminante de ses qualités, l’interprète possède pour chaque partition une stratégie d’interprétation, une ligne directrice, un sens admirable de la synthèse. Il manifeste ainsi une cohérence sur la durée.
Et puis comment ne pas admirer, dans l’établissement du programme de son concert toulousain, l’intelligence de sa composition. Les trois œuvres présentées dans la première partie constituent une sorte d’illustration du contrepoint au cours des siècles. En effet, les trois pièces offertes s’achèvent toutes par une fugue, la forme la plus élaborée de ce contrepoint.
Inon Barnatan au cloître des Jacobins – Photo Classictoulouse –
Johann Sebastian Bach ouvre cette revue historique. Pouvait-il en être autrement ? Dans la Toccata en mi mineur BWV 914, Inon Barnatan n’essaie pas de singer le clavecin. Néanmoins, il éclaire avec art chaque plan sonore, permet à chaque voix de se faire entendre, dans la rigueur du tempo et la logique du cheminement élaboré auquel nous invite le compositeur.
Profondément inspiré de Bach, le Prélude Choral et Fugue composé en 1884 par César Franck donne ensuite à l’interprète les clés d’une sorte de transfiguration du piano qui prend ici les couleurs, les sonorités, l’ampleur de l’orgue. Les silences douloureux du Prélude, la solennité presque « wagnérienne » du Choral conduisent peu à peu vers cette étrange Fugue qui n’en est pas vraiment une. Inon Barnatan construit l’épisode final comme une ascension irrésistible vers une éclatante lumière.
Avec la Sonate en mi bémol majeur de Samuel Barber, le pianiste explore un répertoire rare au concert. Composée en 1949 et créée par le grand Vladimir Horowitz, cette partition délibérément moderne, ne ménage pas son interprète. Malgré son affichage, Barber y pratique une certaine ambigüité tonale tout en flirtant avec le dodécaphonisme. L’âpreté du premier mouvement Allegro energico, d’une diabolique difficulté, déchaîne de véritables tempêtes sous les doigts de l’interprète. Le contraste avec la vivacité de l’Allegro vivace e leggero est souligné, mais reste dans une certaine continuité, alors que la tragédie affleure dans l’Adagio mesto. Inon Barnatan y exploite admirablement les dissonances que de sombres accords font largement résonner. Hallucinante Fugue finale. Le pianiste s’y expose sans retenue, comme dans une tragique course à l’abîme. A couper le souffle !
Le retour à l’intime, à l’autre tragédie, celle d’un monde intérieur, occupe toute la seconde partie de soirée. Avec la Sonate n° 22, D. 959, composée par Schubert au cours de la dernière année de sa courte vie, l’interprète pénètre un territoire de pudeur et de tendresse qui n’en est que plus émouvant. Le piège serait ici « d’en rajouter ». Une fois encore, c’est le musicien qui s’exprime. La vision d’ensemble qu’il développe de cette partition complexe conduit l’auditeur à travers cette « forêt de symboles » qu’évoque Baudelaire dans ses Fleurs du mal, comme le ferait un ami bienveillant. Le tragique Allegro initial voit naître les thèmes si intenses dans leur simplicité, qu’il n’est jamais nécessaire d’en souligner la dramatique implication. Tout au long de ce voyage initiatique, les paysages se suivent dans une atmosphère de profonde nostalgie, comme s’il s’agissait là d’établir le bilan d’une vie. L’Andantino atteint un sommet indépassable. Le balancement rythmique implacable qui le parcourt, qualifié par Brahms de « berceuse de la mort », mène à cet épisode de révolte tragique, sursaut bouleversant d’angoisse que l’interprète nous livre avec la conviction du désespoir. Voici qui ferait pleurer les pierres !
Après le bref et nécessaire Scherzo dont la grâce légère permet de relâcher un peu la tension accumulée, l’Allegretto final revient à l’essentiel, le regard en arrière, ce « Rückblick » nostalgique des romantiques allemands. La tragédie n’emprunte jamais ici les voies de la violence. L’émotion n’en est que plus profonde. Le jeu du pianiste se fait confidence. Jusqu’à ces silences qui interrompent avec douceur le déroulement mélodique. La gorge se serre encore un peu plus… La strette finale, presque joyeuse, ne résonne plus alors que comme un retour forcé vers la vie.
L’émotion ne se dissipe que lentement dans les applaudissements, presque incongrus mais ô combien mérités après de telles beautés.
Deux bis viennent couronner cette soirée. Le lumineux Rondo Capriccioso de Mendelssohn, puis l’impalpable Impromptu n° 3 de Schubert complètent harmonieusement le programme musical et la révélation, on l’aura compris, d’un très grand talent.