Après deux récitals offerts par les emblèmes internationalement reconnus du clavier, Richard Goode et Christian Zacharias, Piano aux Jacobins reçoit l’un des représentants de la jeune génération, celle qui réunit les talents en devenir, parfois les talents déjà établis. C’est bien le cas du Suisse Teo Gheorghiu qui, à l’âge de vingt-quatre ans, témoigne d’une personnalité artistique étonnante, d’une authenticité attachante. Son récital du 8 septembre a suscité une adhésion enthousiaste d’un public au sein duquel on a pu remarquer une proportion inhabituelle de jeunes spectateurs.
Depuis ses débuts à Zurich, à l’âge de douze ans, Teo Gheorghiu a déjà parcouru un respectable chemin artistique, balisé par ses séjours d’études à la Purcell School de Londres et au Curtis Institute de Philadelphie. Titulaire de prestigieux prix internationaux (auxquels il n’attribue d’ailleurs pas l’essentiel du développement de ses qualités musicales !) il apparaît aujourd’hui comme un interprète original, plein d’idées nouvelles, comme un artiste hors norme, passionné et lucide.
A son arrivée dans le cloître mythique auquel il s’avoue très attaché depuis sa première apparition en 2014, son allure apparemment décontractée tranche sur les pratiques habituelles. Devant son clavier, il semble se transformer grâce à son extrême concentration.
Chaque pianiste possède une sonorité propre. Celle de Teo Gheorghiu témoigne d’une transparence, d’une clarté rares qu’il place au service d’un programme intelligemment conçu. Entre les fulgurances des Variations sur un thème original, en do mineur, de Beethoven et celles des Etudes-tableaux de l’opus 33, de Rachmaninoff, le jeune pianiste investit les mondes intimistes, intériorisés de Brahms, Schumann et Chopin.
Le jeune pianiste suisse Teo Gheorghiu dans la pénombre du cloître des Jacobins
– Photo Classictoulouse –
Dès les premières mesures des Variations de Beethoven, la fluidité du toucher de Teo Gheoghiu fait des merveilles. Les diverses voix de chaque variation apparaissent au grand jour. La succession des 32 épisodes obéit à une sorte de dramaturgie de la vitalité. L’interprète capte l’attention de chaque auditeur grâce à son jeu naturel, vrai, comme improvisé, mais toujours maîtrisé.
Dès l’œuvre suivante, le monde bascule. Les trois Intermezzi de l’opus 117, de Johannes Brahms, confidences d’une fin de vie, évoquent un ailleurs, un horizon apaisé. Le pianiste aborde les premières mesures avec une délicatesse, un soin, une tendresse qui donnent les larmes aux yeux. Paradoxalement, il met de la lumière dans ce poignant crépuscule. Les notes coulent comme une ondée bienfaisante. L’émotion est ici à son comble. Comment un si jeune homme parvient-il à traduire avec autant d’intensité, de recueillement, un message d’une telle intériorité ? C’est bien là le message irremplaçable de la musique.
L’atmosphère se libère tout en demeurant dans ce monde du rêve avec les Kinderszenen (Scènes d’enfants) de Robert Schumann. Ici aussi, l’interprète ouvre l’œuvre sur la pointe des notes. Une fraîcheur enfantine imprègne tout le cycle dont l’unité organique reste préservée, alors que chaque scène distille ses propres caractéristiques. Le jeu, avec Colin-maillard ou encore Cavalier sur le cheval de bois, alterne avec l’intense poésie de Rêverie, ou celle de L’enfant s’endort. La dernière évocation, Le poète parle, rejoint l’immanence des pièces de Brahms.
La seconde partie s’ouvre sur l’élégance des trois Mazurkas de l’opus 59, de Frédéric Chopin. Teo Gheorghiu en souligne le legato, la finesse, soignant tout particulièrement la respiration ample des crescendos. Et quelle belle utilisation des silences dans ces évocations pleines d’une profonde nostalgie !
Le concert s’achève sur les fulgurances des six Etudes-tableaux de l’opus 33, de Sergeï Rachmaninoff. La perfection technique, impeccablement intégrée, s’oublie vite au profit d’une débauche de couleurs. Voici bien une musique d’images. Alternant effervescence et gravité, le musicien se fait ici peintre. La gamme des nuances, du plus intense des fortissimos aux pianissimos au bord du silence, a de quoi impressionner. On observe avec plaisir que le pianiste ne cède pas à la tentation de la pure démonstration virtuose. Ici, tout est musique.
Pour répondre aux acclamations d’un public conquis, Teo Gheorghiu joue avec la finesse qui s’impose le 3ème Impromptu de Schubert ainsi qu’une pièce étonnante du compositeur britannique du XXème siècle John Gardner intitulée Hymn. On peut le dire, A star is born…