Le 5 septembre dernier, le cloître des Jacobins hébergeait le concert d’ouverture de la 45ème édition du Festival. La jeune pianiste américaine de 26 ans, Rachel Breen, y faisait des débuts remarqués. Le lendemain, l’un des habitués du festival, le Niçois Philippe Bianconi y dévoilait son répertoire favori.
Rachel Breen, l’imagination au bout des doigts
Très marquée par l’enseignement du regretté Lars Vogt, Rachel Breen conçoit ses programmes de la plus originale des façons. Pour son premier récital toulousain, elle ouvre et referme sa prestation avec deux sonates parmi les plus emblématiques de leurs compositeurs : Mozart et Beethoven. Dans la Sonate n° 10 en do majeur K 330 du premier, elle témoigne d’une grâce lumineuse et d’une sensibilité d’autant plus remarquables qu’aucune affectation n’en trouble l’expression. Un soin particulier met en valeur la simplicité radieuse de sa ligne mélodique.
Au cœur de son récital, la musicienne construit une trajectoire d’une incroyable imagination de l’art pianistique de Frédéric Chopin. Dans ce voyage autour du compositeur polonais, elle alterne quatre de ses grands Impromptus avec trois partitions rares de compositeurs que l’on pensait bien éloignés de ce répertoire : Luciano Berio, Modeste Moussorgski et Arnold Schönberg. Qui plus est, elle enchaîne sans interruption tous les épisodes de cette démarche au point de donner l’impression qu’il s’agit d’une seule et même œuvre ! Un soin tout particulier est apporté à la succession des tonalités.
Ainsi, l’Impromptu n° 1 en la bémol majeur de Chopin, joué avec une remarquable fluidité se prolonge dans la courte pièce de Berio intitulée Wasserklavier (Piano d’eau) au style étonnamment chopinien. La même impression émane de l’enchaînement entre l’Impromptu n° 2 de Chopin et le rarissime Impromptu passionné de Moussorgski, tous deux dans la même tonalité de fa dièse majeur. Une pièce rare et brève (malgré son titre énigmatique !) de Schönberg, Fragment eines Klavierstücks : Leicht mit einiger unruhe, Rasch, Fast durchaus leise, prolonge l’harmonie de l’Impromptu n° 3. Cette étonnante et convaincante séquence s’achève sur une dernière pièce de Chopin, la Fantaisie impromptu op. 66.
Pour conclure sa prestation, après une courte interruption, Rachel Green se confronte à l’ultime sonate de Beethoven consacrée par la formule de Thomas Mann, « l’adieu à la sonate ». Cet opus 111 (Sonate n° 32 en do mineur, tonalité miroir de celle de l‘œuvre de Mozart qui ouvrait le concert) constitue une sorte d’Everest du piano que la jeune pianiste escalade avec détermination. Son jeu s’avère particulièrement volontaire dans le premier des deux volets de l’œuvre, Maestoso – Allegro con brio ed appassionato, dans lequel les contrastes exacerbés déchaînent colères et tempêtes.
Dans le second mouvement, Arietta – Adagio molto, semplice e cantabile, qui est un monde en soi, l’interprète passe de la méditation à l’exubérance de ce fameux épisode jazzistique comme prémonitoire ! La sérénité du pianissimo de l’accord final donne le frisson.
L’ovation que reçoit cette interprétation obtient de la pianiste un bis emblématique : l’Aria des Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach, qui sonne comme un retour aux sources.
Une belle ouverture pour cette 45ème édition de Piano aux Jacobins. Ce concert a d’ailleurs été retransmis en direct sur France Musique.
Les musiques de l’eau avec Philippe Bianconi
Clin d’œil malicieux de la météo, ce 6 septembre, une pluie obstinée a accompagné le récital de Philippe Bianconi, dont le thème était largement évocateur de l’eau ! Une pluie qui n’a en rien gêné la manifestation flamboyante des talents multiples du grand pianiste français. Dans un programme composé avec finesse et défendu avec conviction, Philippe Bianconi a ébloui un public nombreux et enthousiaste. Il est vrai que son jeu fascine par cette dualité subtile de puissance expressive et de délicatesse dont il adapte le dosage à chaque partition abordée.
Avec la plénitude sonore qui caractérise son jeu, le pianiste ouvre la soirée sur deux pièces joyeuses de Camille Saint-Saëns : l’Etude N° 4 intitulée Les cloches de La Palmas qu’il pare d’un exotisme coloré, et son Souvenir d’Italie, op. 80, d’une effervescence irrésistible dont il souligne le puissant lyrisme.
De Gabriel Fauré, dont on célèbre le centenaire de la disparition, Philippe Bianconi joue ensuite la version originale pour piano seul de la Ballade op. 19, pièce dédiée à Camille Saint-Saëns qu’il orchestrera plus tard. L’intensité poétique qu’y déploie l’interprète confère à chacun de ses trois volets sa spécificité propre.
Deux partitions majeures de Franz Liszt complètent la première partie du concert. Les jeux d’eau à la Villa d’Este, quatrième pièce de la Troisième année de Pèlerinage, développent une sorte d’impressionnisme effervescent. Ses arpèges et ses accords suggèrent à l’évidence le ruissellement des fontaines et le scintillement de l’eau sous la lune. Le pianiste fait exploser les limites de l’instrument comme pour en orchestrer l’écriture. Avec Saint François de Paule marchant sur les flots, second volet des Légendes, s’exprime la foi profonde du compositeur. L’interprète met ici légitimement l’accent sur la ferveur sacrée de cette proclamation touchante.
Toute la seconde partie est consacrée à Maurice Ravel dont Philippe Bianconi reste un « disciple » de référence. Les qualités de son intégrale discographique en témoignent largement. Cette séquence s’ouvre sous les éclaboussements lumineux des Jeux d’eau, particulièrement en situation à ce moment-là. La précision digitale superlative avec laquelle cette pièce rutilante est délivrée s’accompagne d’une grande subtilité de sa lecture.
Suivent alors les cinq volets des Miroirs, recueil composé entre 1904 et 1906. Noctuelles et Oiseaux tristes distillent une magnifique poésie nocturne. Avec Une barque sur l’océan et Alborada del Gracioso, le pianiste aborde les deux pièces des Miroirs que Ravel a orchestrées. Son clavier prend alors les couleurs d’une formation symphonique. La Vallée des cloches installe enfin un climat de rêverie plein de mystère et de volupté.
Longuement acclamé, Philippe Bianconi accorde généreusement deux bis dont le premier prolonge cet hommage à Ravel. Il s’agit du mouvement final, Animé, de la Sonatine. Il est suivi de la Barcarolle de… Chopin qui conclut cette soirée intense et belle.
Serge Chauzy