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Philippe Cassard, l’incroyable défi

Le projet tutoie l’exploit ! Jouer toute l’œuvre pour piano seul de Claude Debussy en une seule journée ressemble à une gageure. C’est pourtant à cette tâche risquée, mais ô combien exaltante, que s’emploie Philippe Cassard depuis quelques années. Après avoir répété la performance quelques dix-sept fois, l’enthousiasme et le perfectionnisme de l’interprète ne s’émoussent pas. Le festival Toulouse d’Eté, à travers son directeur Alain Lacroix, a convaincu le pianiste à renouveler ce grand voyage poétique et musical, hébergé cette fois à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines de la ville rose, le samedi 21 juillet dernier.

Philippe Cassard
– Photo Classictoulouse –

L’auditeur régulier de France-Musique connaît le pouvoir particulier de Philippe Cassard à communiquer sur les grandes œuvres musicales, à partager son amour pour Schubert, Beethoven, Schumann, Brahms ou… Debussy. Ses Notes du traducteur radiophoniques sont d’ailleurs importées à Toulouse et présentées au cours de séances incluses dans le programme classique de l’Espace Croix Baragnon. Le succès est tel que ces séances ont dû être doublées. Rien d’étonnant à cela. Philippe Cassard sait comme personne « parler » de musique, commenter, suggérer, donner des pistes, conseiller l’auditeur. Cette deuxième nature ne pouvait s’effacer complètement devant la première, celle de l’interprète. Ainsi, les nombreux spectateurs des séances Debussy de ce 21 juillet ont pu bénéficier de quelques commentaires judicieusement distillés tout au long des quatre concerts (11 h, 15 h, 18 h et 21 h 30) recouvrant l’intégrale des partitions pour piano seul du compositeur de Pelléas et Mélisande. Mais comme si l’intégrale ne se suffisait pas à elle-même, Philippe Cassard l’a agrémentée de quelques pièces de compositeurs précurseurs ou successeurs du grand novateur du début de ce XXème siècle révolutionnaire.

L’ordre chronologique, à quelques dérogations près, prévaut dans la succession des événements. Ainsi, la séance de 11 h concerne le piano debussyste d’avant Pelléas. Avant que l’instrument ne devienne vraiment sa préoccupation majeure. De la pimpante Danse bohémienne au déploiement fastueux, toutes voiles dehors, de la Toccata de la suite « Pour le piano », en passant par la fluidité poétique des Deux arabesques, l’itinéraire emprunte la voie des créateurs et amis contemporains de Debussy. Emmanuel Chabrier, et son électrique Scherzo-valse, Edvard Grieg et son « Notturno », voisinent avec le grand ancêtre auquel s’est toujours référé Debussy, Jean-Philippe Rameau. Sa célèbre Gavotte extraite de la Suite en la mineur, donne l’occasion à l’interprète de déployer une virtuosité ébouriffante qui évoque le fameux mot de Wanda Landowska à propos, cette fois, du clavecin de Bach qu’elle compare à une « géniale machine à coudre »…

Philippe Cassard présentant l’oeuvre de Debussy
– Photo Classictoulouse –

La deuxième séance introduit le grand œuvre debussyste que constituent les deux livres d’Images. Auparavant, dans les Images oubliées, Philippe Cassard nous fait partager l’un des privilèges de l’interprète : la lecture des commentaires, assez souvent facétieux et pleins d’humour, mentionnés par Debussy lui-même sur la partition. Le pianiste impose là son jeu volontaire et débarrassé de tout « flou impressionniste » permanent. L’énergie pleine d’adrénaline de L’Isle Joyeuse, avec ses impressionnantes sonneries de trompette, les fulgurants contrastes dynamiques des Estampes, voisinent avec la tendresse sans mièvrerie du Children’s Corner. L’image tutélaire de Frédéric Chopin vient ponctuer cette débauche de couleurs avec sa douce Berceuse et l’héroïsme de sa Barcarolle.

C’est essentiellement aux 24 Préludes qu’est consacré le concert de 18 h. Il s’ouvre néanmoins sur le célébrissime Prélude en do majeur du Clavier bien tempéré de J. S. Bach. Celui qui avait si fortement impressionné Gounod au point d’en faire l’introduction de son Ave Maria. Suit également le premier des Préludes de Chopin, une sorte de référence que Philippe Cassard choisit d’enchaîner subtilement avec Danseuses de Delphes, le tout premier des Préludes de Debussy. Dans cette succession de tableaux d’une poésie incomparable, le piano de Philippe Cassard devient palette de peintre. La subtilité, la richesse des couleurs suggérées par le compositeur ne sauraient trouver réalisation plus poétique. Ainsi, entre l’épure éthérée de Des pas sur la neige et la tendresse émouvante de La fille aux cheveux de lin, on frémit à l’écoute de la violence concentrée de Ce qu’a vu le vent d’Ouest.

– Photo Classictoulouse –

L’humour british de l’Hommage à S. Pickwick finit par aboutir à l’apothéose éblouissante de Feux d’Artifice et sa célèbre citation de La Marseillaise. En outre, la belle pièce intitulée La plus que lente, composée par Debussy en souvenir de Massenet, sert de lien entre les deux livres des Préludes.

En fin de soirée, l’ultime étape de ce voyage se tourne irrémédiablement vers le futur. Les 12 Etudes et les quatre dernières partitions, étrange musique évanescente d’un Debussy malade et désenchanté, sont précédées de deux partitions situées dans le sillage de cette dernière production : In memory of his Father, du pianiste de jazz Bill Evans et Improvisation op. 20 n° 3 de Béla Bartók. Comme deux hommages au grand prédécesseur. La succession de ces douze Etudes met en évidence comme une ascèse ouvrant la voie à l’atonalisme. Comme le remarque Philippe Cassard, bien des compositeurs d’aujourd’hui peuvent légitimement se réclamer de cette invention sans limite. Le pianiste lance toutes ses forces dans l’exécution de ces deux cahiers d’une redoutable complexité technique qui ouvre ses pistes fructueuses vers tout un pan de la musique de l’avenir.

Une ovation debout salue l’artiste. Infatigable et visiblement heureux, celui-ci accepte encore, après ces huit heures de tension, d’offrir deux bis : la Danse de la poupée, extrait du ballet La Boîte à joujoux, toujours de Debussy, et le lied Traüme, de Wagner, transcrit pour piano seul par Philippe Cassard lui-même ; Wagner auquel Debussy a souvent fait référence, pas toujours favorablement d’ailleurs…

Un événement majeur a eu lieu ce 21 juillet.

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