Festivals | Opéra

Peralada « ose » Hadrian

Il fallait une certaine dose de courage au Festival Castell de Peralada pour afficher l’Hadrian de Rufus Wainwright. D’autant que ce n’est pas dans les habitudes de cette magnifique manifestation de sortir des sentiers battus, du moins dans le domaine lyrique. Et pourtant ce que le public a pu applaudir en ce 29 juillet est une audace à vrai dire bien récompensée même si une partie des spectateurs n’a pas regagné sa place après l’entracte. Tant pis pour eux !

C’est dans une proposition semi-scénique venue tout droit de Madrid où elle fut donnée le 27 juillet dernier, que le second opéra du chanteur pop/folk americano-canadien Rufus Wainwright, né en 1973, également compositeur de musiques de film, est donnée dans l’Auditorium du Château. Le livret de Daniel MacIvor est largement inspiré du roman historique de Marguerite Yourcenar : Les Mémoires d’Hadrien publié en 1951.

Vue d’ensemble de la distribution – Photo: Toti Ferrer

L’opéra relate le dernier jour de l’empereur romain Hadrien qui régna de 117 à 138 après JC. Célèbre pour un fameux mur construit en Grande Bretagne (que l’on peut toujours voir d’ailleurs), il le fut aussi pour la guerre qu’il mena contre la Judée et la montée du monothéisme.  Mais son legs le plus particulier est certainement d’avoir vécu ouvertement son homosexualité et plus particulièrement sa relation avec Antinoüs, jusqu’à la mort pour le moins suspecte de ce dernier dans les eaux du Nil.

L’histoire

Le premier acte, intitulé La Nuit de la mort d’Hadrien, met en place les personnages et les arcanes des décisions de l’entourage de l’empereur alors malade. Le fantôme de l’épouse de l’empereur Trajan lui propose, devant son désespoir d’avoir perdu son amant, de revivre le jour de leur rencontre et leur dernière nuit. En échange, il devra signer les édits militaires visant à remettre au pas la Judée et son monothéisme rampant. Hadrien accepte d’autant qu’il apprendra alors comment est mort Antinoüs.

Le deuxième acte remonte le temps : Sept ans plus tôt dans un bosquet de Grèce. C’est le moment de la rencontre entre les deux hommes, le coup de foudre réciproque et la montée en puissance d’Antinoüs dans la vie d’Hadrien, y compris dans ses décisions politiques, ce qui bien sûr fait hurler l’entourage de l’empereur.

Troisième acte, Six ans plus tard, à bord d’une barge, en Egypte. C’est la dernière nuit d’amour entre Antinoüs et Hadrien, scène qui fit scandale lors de la création mondiale de l’ouvrage à Toronto le 13 octobre 2018. Hadrien sait qu’il ne peut pas changer le cours du destin mais il veut savoir la vérité sur la mort de son amant.

Le quatrième acte nous ramène au premier, c’est La Nuit de la mort d’Hadrien. Celui-ci signe les décrets militaires qui vont ensanglanter la Judée. Il meurt et va ainsi retrouver son bel amant dans les mondes stellaires.

Vue d’ensemble de la distribution. Au centre Thomas Hampson (Hadrian) – Photo: Toti Ferrer

Un opéra dans la plus pure tradition

Sur cette trame dramatique, Rufus Wainwright a composé un opéra dans la plus pure tradition structurelle : airs, duos, trios, ensembles, chœur, grand orchestre avec un pupitre très varié de percussions.  L’écriture, parfaitement tonale, est à même de faire naître l’émotion ; intensément lyrique, elle accompagne certaines scènes d’une poésie troublante.

La production vient donc tout droit du Real de Madrid où elle fut donnée le 27 juillet dernier. Semi-scénique elle s’appuie essentiellement sur des projections d’œuvres du grand photographe américain Robert Mapplethorpe (1946-1989). Ce ne sont pas moins de trois cents clichés qui vont défiler, parfois rapidement, en fond de scène, pour illustrer les états d’âme, les situations ou « prolonger » les gestes des protagonistes : des fleurs dans des suggestions érotiques et, surtout, des nus masculins, sujet-phare de cet artiste. Si la relation scénique est parfois évidente, il n’en va pas ainsi en permanence, distrayant l’attention du public, d’autant qu’en même temps, en anglais, sont diffusés parfois en mode puzzle, les paroles des personnages, les dialogues exacts étant eux diffusés en castillan et catalan sur les côtés de la scène.  Cela dit le message est suffisamment clair. Cet opéra traverse des thématiques éternelles: l’amour, la mort, le désir, la beauté, le pouvoir et tout cela en abordant, ce qui est nouveau, l’homosexualité de face, sans honte ni retenue. Hissant Antinoüs à un statut de personnage christique, et à ce titre, son « Sermon sur la montagne » est un des grands moments de l’ouvrage, l’opéra transcende son sujet même pour lui donner une universalité qui ne peut que convaincre. Ou pour le moins interpeller.

Santiago Ballerini (Antinoüs) – Photo : Toti Ferrer

Ce sont bien sûr les phalanges du théâtre royal madrilène dirigées par le chef d’orchestre Scott Dunn qui sont à l’œuvre, magnifiques de sonorités, de musicalité, de présence également. Le rôle-titre a été écrit pour Thomas Hampson. Le grand baryton américain y déploie toujours une sensibilité, un timbre, toujours aussi riche en harmoniques, ainsi qu’un phrasé qui sont devenus légendaires. Le ténor argentin Santiago Ballerini, spécialiste du bel canto, propose un Antinoüs d’une élégance vocale troublante, dominant l’écriture tendue du rôle avec une aisance confondante. C’est le cas également du soprano américain, grand lyrique d’une beauté vocale renversante : Vanessa Goikoetxea. Dans le rôle formidablement émouvant de Sabine, l’épouse d’Hadrien, elle déploie, en même temps qu’une palette émotionnelle infinie, un organe d’un impressionnant ambitus, parfaitement homogène, puissamment projeté et, surtout, capable d’une virtuosité époustouflante, conjuguant des aigus péremptoires avec des demi-teintes d’une incroyable douceur. Le public ne s’y est pas trompé et lui a accordé le triomphe d’une soirée pourtant de très haut niveau. La distribution est nombreuse. Toutes et tous participent pleinement au succès de cette soirée. Soulignons tout de même bien que l’orchestre lui fit obstacle à plusieurs moments, la mezzo-soprano americano-cubaine Alexandra Urquiloa (Plotina, la femme de Trajan) et l’italien Christian Federici qui, dans le rôle de Turbo, le généralissime des armées romaines, très proche ami d’Hadrien, fit valoir un baryton puissant et cuivré.

Vanessa Goikoetxea (Sabina) – Photo: Toti Ferrer

La mise en scène du germano-américain Jorn Weisbrodt, né en 1973, époux depuis dix ans du compositeur, dépourvue dans cette vision semi-scénique des attraits/clichés peplumesques qui avaient présidé à la création, focalise sur les personnages principaux, leur donnant une ampleur morale et intellectuelle qui frôle la métaphysique.

Final de l’opéra. Au centre Thomas Hampson (Hadrian) et Santiago Ballerini (Antinoüs) Photo – Toti Ferrer

Disons-le à nouveau, il fallait oser la programmation d’un tel ouvrage dans une telle production. L’ovation qui salua l’ensemble des artistes au rideau final prouve à l’évidence que le public présent ce soir-là est prêt pour pareille proposition qui marque indiscutablement une étape originale dans l’histoire de l’opéra.

Robert Pénavayre

Partager