Festivals

Maîtrise et imagination

Succédant au vétéran Menahem Pressler, le pianiste viennois Till Fellner tenait en haleine, le 4 septembre, un public attentif et comblé lors du deuxième récital de Piano aux Jacobins 2014. La richesse de ce festival réside notamment dans la diversité des talents invités qui se complètent ou s’opposent sans qu’il soit nécessaire d’établir des hiérarchies artificielles. Ayant puisé auprès du grand Alfred Brendel une inspiration qu’il qualifie lui-même de fondatrice, Till Fellner présentait à Toulouse un programme que n’aurait pas renié son prestigieux mentor.
On retrouve chez ce grand architecte du piano une maîtrise et un contrôle absolus. Sa technique dépasse largement les simples possibilités digitales qui caractérisent la virtuosité pure. Sa profonde musicalité s’appuie sur une clarté absolue de la polyphonie. Rien ne peut échapper à l’auditeur. L’équilibre parfait des plans sonores, la mise en valeur de chaque détail s’intègrent dans une vision globale de chaque partition visitée.

Till Fellner lors de son récital toulousain – Photo Classictoulouse –

La soirée s’ouvre sur le Rondo en la mineur KV 511 de Mozart, celui-là même qui débutait la veille le concert de Menahem Pressler. On ne peut imaginer interprétations plus différentes. A l’innocence et la ferveur du vétéran succède ici une architecture faite de rigueur et de perfection formelle. Un rien excessive et carrée à l’ouverture de la pièce, la méditation que véhicule ce chef-d’œuvre s’assouplit un peu au cours de son déroulement, sans toutefois se libérer totalement d’une certaine austérité.

Avec Johann Sebastian Bach, Till Fellner trouve un terrain à sa juste mesure. Quatre Préludes et fugues extraits du livre II du Clavier bien tempéré brillent ici comme des diamants. Les BWV 874 et 875, respectivement en ré majeur et en ré mineur, s’ouvrent tous deux sur un Prélude foisonnant, d’une richesse harmonique et polyphonique que magnifie le toucher rebondissant de l’interprète. Les deux fugues qui s’enchaînent se déploient ici à la manière d’une ascension vers la lumière. En contraste, le Prélude du BWV 876 offre au « fidèle » une tendre ferveur, soulignée par une démarche rythmique d’une belle souplesse. Quant à la fugue du BWV 877, elle s’élève douloureusement comme une ardente prière.

Autre compositeur aimé et si brillamment servi par Alfred Brendel, Joseph Haydn, avec sa Sonate n° 50 en ré majeur, montre un visage différent du pianiste. L’Allegro initial explose littéralement d’une effervescence folle. Là encore la clarté de la polyphonie fait des merveilles. Au lyrisme poétique du Largo succède un Presto final que Till Fellner déroule avec un sourire permanent. Si l’humour caractéristique du compositeur pointe sa croche à chaque instant, la maîtrise du jeu de l’interprète se fait souveraine. Au point de pouvoir phraser sur une seule note répétée avec ironie. Du Haydn vif argent !

Les stupéfiantes Davidsbündlertänze (Danses des membres de la Confrérie de David) de Robert Schumann occupent généreusement toute la seconde partie de la soirée. Cette éblouissante mosaïque de dix-huit courtes pièces prend une place particulière dans la production schumannienne. D’une part, il s’agit là d’une sorte de déclaration d’amour à Clara Wieck qui finalement deviendra l’épouse bienaimée, la muse du compositeur. D’autre part, elle constitue la pierre angulaire sur laquelle s’édifiera toute l’œuvre postérieure de Schumann. Les deux extrêmes de l’expression développée dans ses partitions s’incarnent ainsi dans les deux personnages fictifs inventés par le compositeur : Florestan, « l’assaillant bruyant et pétulant, entièrement honnête, mais souvent adonné à des caprices les plus étranges », et Eusebius, « l’adolescent tendre qui toujours reste modestement dans l’ombre ». Ces deux faces d’une même médaille nourrissent toute la progression de ces « danses » imprégnées des « humeurs » les plus diverses. Till Fellner, non seulement traduit admirablement ces oppositions, conférant à chaque pièce sa spécificité expressive, mais aussi en établissant une belle cohérence d’ensemble, une unité musicale toujours si difficile à mettre en œuvre. L’imagination, ici au pouvoir, aboutit à un véritable feu d’artifice pianistique.

Légitimement acclamé, le musicien offre au public conquis l’une des plus poétiques escales extraite de la première des Années de Pèlerinage, de Franz Liszt : Au lac de Wallenstadt. Une grande et profonde respiration après l’agitation schumannienne.

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