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Liszt, le grand voyage

Dans le cadre du festival Toulouse d’Eté, trois jeunes pianistes se lancent dans le grand œuvre que Franz Liszt laisse à la postérité : « Les Années de Pèlerinage ». Ce vaste triptyque pianistique, sorte de panorama romantique sans équivalent, naît de la liaison que le jeune virtuose de vingt-et-un ans noue avec la comtesse Marie d’Agoult dès décembre 1832. L’épouse de Charles d’Agoult, son aîné de quinze ans, ne tarde pas à s’exalter pour le très brillant pianiste avec lequel elle finira par s’échapper d’une vie monotone. Quittant Paris en mai 1835, elle rejoint Liszt à Genève, point de départ d’une cavale romanesque de cinq années au cours desquelles naîtront trois enfants dont Cosima qui épousera un certain Richard Wagner.
Cette évasion conduit le couple scandaleux en Suisse et en Italie, jusqu’au début d’une séparation qui durera de 1839 à 1844. De Genève à Rome, en passant par Milan, Venise, Gênes, Florence, Liszt donne concerts et récitals tout en composant quelques pièces séparées qui constitueront l’embryon des deux premières Années de Pèlerinage : Suisse et Italie. Le premier livre, qui ne paraît qu’en 1855 sous le titre : Années de Pèlerinage ; Première année – Suisse, reprend ces pièces en les révisant et les complétant de deux épisodes supplémentaires. Trois ans plus tard, la deuxième des Années de Pèlerinage, sous-titrée Italie, est publiée à partir des quelques partitions éparses rapportées du voyage avec Marie d’Agoult dans la péninsule et composées entre 1837 et 1849. Aux neuf pièces qui la composent, Liszt rajoute en 1859 trois épisodes supplémentaires, Venezia e Napoli.

Quant à la troisième des Années, elle ne voit le jour que bien plus tard. Intitulée Troisième année (Rome), elle regroupe sept pièces composées respectivement en 1867, 1872 et 1877 et ne sera publiée qu’en 1883. Entretemps, Liszt s’est retiré au couvent romain de la Madonna del Rosario (1863) où il a reçu les Ordres mineurs en 1865.

Ainsi, les deux premières Années constituent une sorte de carnet de voyage dans l’euphorie de sa liaison amoureuse avec Marie d’Agoult. Par contre, la Troisième Année illustre un voyage d’une tout autre nature qui conduit l’« abbé Liszt » vers l’austérité de la foi. La salle capitulaire du cloître des Jacobins héberge ce voyage fantastique qui se déroule tout au long de la soirée du 22 juillet.

François Dumont, interprète de la “Première année de pèlerinage”

– Photo Classictoulouse –

François Dumont et la Suisse
Ce jeune lauréat de grands concours internationaux (Chopin, de Varsovie, Reine Elizabeth de Belgique, Clara Haskil…) se plonge dans le premier tableau de ce vaste triptyque qui trouve refuge dans la contemplation de la nature. Le jeu franc, profond, vrai de François Dumont aborde la première pièce « Chapelle de Guillaume Tell » comme on franchit un portique solennel. Sa sonorité pleine et généreuse glisse avec fluidité du chant lyrique de « Au lac de Wallenstadt » à la poésie miroitante de « Au bord d’une source ». La violence contrôlée de « Orage » conduit à la pièce centrale de cette première Année, la profonde méditation de « Vallée d’Obermann ». Le jeu intense et grave du pianiste exalte avec ferveur ce chemin spirituel qui mène de l’exaltation pathétique à l’apaisement final. La dernière évocation de ce tableau, « Les cloches de Genève » illustre à merveille la citation de Lord Byron qui l’accompagne : « Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens une part de ce qui m’entoure. » Tendrement passionnée, l’interprétation de François Dumont conclut sur la douce solennité de l’épisode. Le bis que le pianiste offre au public, un « Clair de lune » de velours, de Debussy, prolonge en quelque sorte les audaces harmoniques qui font de Liszt un précurseur de l’impressionnisme.

Guillaume Coppola, à l’issue de la “Deuxième année de pèlerinage”

– Photo Classictoulouse –

L’Italie de Guillaume Coppola
La célébration de l’art sous toutes ses formes, telle qu’elle est incarnée par la Deuxième année : Italie bénéficie du jeu limpide, acéré, sans affectation de Guillaume Coppola. Il aborde ce volet dans l’exaltation mystique de « Sposalizio », évocation touchante de la toile de Raphaël « Le mariage de la Vierge » qu’il nimbe d’une belle lumière. Son toucher se fait minéral dans « Il Penseroso », ce penseur sculpté par Michel-Ange sur le tombeau de Laurent II de Médicis. Jouant très intelligemment sur les contrastes, le jeune pianiste manie l’ironie légère dans la marche intentionnellement mécanique de la « Canzonetta del Salvador Rosa ». Du lyrisme chaleureux du Sonnet 47 au tendre rêve du Sonnet 123, de Pétrarque, l’interprète se glisse avec subtilité dans les affects mouvants de ces évocations. C’est enfin dans un grand geste théâtral, au meilleur sens du terme, qu’il parcourt la dernière pièce, la plus développée et la plus emblématique du recueil. « Après une lecture de Dante », fantastique illustration de l’Inferno du grand poète, représente une somptueuse prémonition de la grande Sonate en si mineur. Le toucher diabolique de Guillaume Coppola en souligne avec talent la dualité ange-démon. La 3ème Consolation du même Liszt, jouée en bis vient opportunément calmer les déchaînements de la « Dante Sonata ».

Romain Hervé, interprète de “Venezia e Napoli” et de la “Troisième Année de Pèlerinage”

– Photo Classictoulouse –

De Venise et Naples à la troisième année avec Romain Hervé
Le retrait de Liszt de sa vie mondaine, évoqué par la Troisième année, suit le supplément à la Deuxième année intitulé « Venezia e Napoli ». Romain Hervé, disciple des grands pédagogues du 20ème siècle, déploie dans ces deux volets une énergie et une puissance sonore inouïes. Possédant des moyens considérables, il déclenche des cataclysmes qui évoquent (peut-être même en plus explosif encore) les légendaires déchaînements d’un Georges Cziffra. La nostalgie de « Gondoliera », la première des trois pièces de « Venezia e Napoli », fait place au drame de la « Canzone » et à la folie chorégraphique de « Tarantella ».

Avant d’exécuter la Troisième année, Romain Hervé présente avec beaucoup de finesse et de conviction ce que signifie pour lui la trajectoire de ce dernier volet en termes de mystique et religion. L’austérité de « Angelus ! Prière aux anges gardiens » fait vite place à la tragédie des deux Thrénodies « Aux cyprès de la villa d’Este ». Dans les fameux « Jeux d’eau », considérés par l’interprète comme une évocation poétique du baptême, l’effervescence est soulignée avec une virtuosité assumée. Enfin, dans les trois pièces qui concluent cet ultime volet, Romain Hervé déchaîne les tempêtes les plus violentes, quitte à saturer le son du piano, ou même celui de la salle capitulaire. Deux « réminiscences » échevelées, dont l’une signée de l’interprète lui-même (un extrait de l’Arlésienne, de Bizet), prolongent encore ce délire des doigts, salué par un public enthousiaste.

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