Festivals

L’événement John Cage

Le festival international Piano aux Jacobins ne se contente pas de convier les grands artistes du moment pour des récitals « traditionnels », si prestigieux soient-ils. Il s’ouvre régulièrement à la création, à la nouveauté, bref il innove. Cette 39ème édition vient de frapper un grand coup en confiant à Bertrand Chamayou, particulièrement aimé dans sa ville de Toulouse, l’organisation d’un spectacle autour de l’œuvre pour piano préparé du compositeur américain John Cage.
Ce 19 septembre dernier, une file d’attente interminable se pressait aux portes de l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines. Le pianiste toulousain Bertrand Chamayou, depuis longtemps internationalement reconnu et fêté, lançait un nouveau défi dans le domaine des musiques « nouvelles », ou « contemporaines, ou « d’avant-garde ». Reconnu comme grand interprète des musiques classiques et romantiques, de toutes les musiques, Bertrand Chamayou possède une curiosité réjouissante. Il s’intéresse aussi aux productions novatrices du XXème siècle. On se souvient de ce concert-spectacle qu’il avait donné le 7 septembre 2010, dans le cadre du 31ème festival Piano aux Jacobins, au musée d’art moderne Les Abattoirs. Véritable parcours initiatique au sein d’une littérature pianistique d’avant-garde dont il nous ouvrait les portes avec simplicité et ardeur.

Le dispositif des quatre pianos préparés à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines

– Photo Classictoulouse –

Il renouvelle l’expérience avec ce concert-spectacle, concentré cette fois sur un seul compositeur, l’Américain John Cage, qui excella dans le développement d’un concept instrumental imaginatif en diable, celui du piano préparé. Un tel « outil musical » est un piano dont le son est altéré en insérant divers objets dans ses cordes : clous, vis, morceaux de bois, de papier, de mastic… Cette technique a essentiellement pour but de modifier le timbre, le son, la couleur de chaque note ainsi affectée.

Le précurseur en la matière fut un autre compositeur américain, Henry Cowell. John Cage se convertit à cette technique lorsque, en 1937, la chorégraphe Syvilla Fort lui demanda une musique pour son ballet Bacchanale. Se souvenant des expériences de Henry Cowell, Cage eut l’idée d’utiliser un piano préparé plutôt qu’un ensemble volumineux de percussions. Il déclara à cet effet : « Le piano préparé est en réalité un ensemble de percussions confié aux mains d’un seul interprète ». Entre 1940 et 1954, les recherches de Cage se concentrèrent sur le piano préparé, pour des musiques d’accompagnement (ballets, films) mais aussi pour des œuvres musicales autonomes qui établirent la célébrité du compositeur dont le nom reste associé à cette technique.

Elodie Sicard et Bertrand Chamayou – Photo Classictoulouse –

Bertrand Chamayou choisit de rassembler les premières pièces pour piano préparé conçues par John Cage et de leur associer une chorégraphie, comme cela fut le cas à l’origine. Pour cela, il fait appel à Elodie Sicard, diplômée du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris en danse contemporaine. Originaire des Hautes-Pyrénées, Elodie Sicard a débuté l’apprentissage de la danse au Conservatoire National de Région à Toulouse. C’est donc elle qui conçoit et exécute la chorégraphie associée aux pièces pour piano préparé de John Cage. Bertrand Chamayou joue ces œuvres successivement sur les quatre instruments Yamaha disposés aux quatre points cardinaux du plateau de l’auditorium. Il est en outre lui-même le « préparateur » de ces pianos dont il est parfois amené à modifier les caractéristiques en cours de concert.

Dans une mise en scène de Simón Adinia Hanukai et Elodie Sicard, et grâce aux lumières discrètes et raffinées de Boris Molinié, le spectacle témoigne d’une idéale fusion entre musique et chorégraphie. Les sonorités étranges et riches des pianos, évoquant parfois irrésistiblement celles de gamelans balinais, trouvent leur correspondance dans les gestes évocateurs de la danseuse et les ombres projetées sur les parois de l’auditorium. Le caractère hypnotique de la musique se retrouve en parfaite cohérence dans la chorégraphie.

Elodie Sicard et Bertrand Chamayou à l’issue du spectacle – Photo Classictoulouse –

Les changements de piano au cours de la soirée semblent correspondre aux changements de caractère des pièces exécutées. Ainsi, la deuxième séquence, animée par le deuxième piano prend des allures de célébration funèbre. Une célébration soulignée par les mouvements au sol de la danseuse. Au cours d’une section suivante le pianiste réalise d’impressionnants clusters sur son clavier qui délivre alors des salves sonores inouïes. Ce qui n’empêche en rien Bertrand Chamayou de ménager, d’imaginer même, de subtiles nuances tout au long de ce programme.

L’ensemble du spectacle se reçoit ainsi comme un rituel magique et fascinant. Si quelques spectateurs, probablement déconcertés par la nouveauté de ce spectacle musical, quittent discrètement la salle, la grande majorité du public adhère à l’expérience et salue avec ferveur les deux artisans de cette exceptionnelle soirée. Il est en outre réjouissant d’observer la curiosité des nombreux spectateurs qui, à l’issue du concert, se précipitent autour des pianos afin de découvrir ce que diable on avait bien pu utiliser comme objets pour obtenir ces sonorités si différentes, métalliques, boisées ou étouffées !

La découverte fait partie des beautés de la musique. Un grand merci à ceux qui ne l’oublient pas.

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