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L’éternité en miroir

Quelques notes lentement égrenées sur un rythme calme et comme recueilli, c’est ainsi que s’ouvre une porte sur l’éternité. Comment expliquer cette sensation unique de s’embarquer pour un voyage hors du temps ? On ne peut l’expliquer, on la vit tout simplement grâce à un inventeur de génie nommé Johann Sebastian Bach qui publie en 1742 ces Variations Goldberg à l’intention modeste « …des amateurs pour la récréation de leur esprit… » Composé pour le clavecin à deux claviers, ce monument digital a connu de nombreuses adaptations, la plus courante étant le passage devenu traditionnel du clavecin au piano. Plus rare, la transcription pour deux pianos réalisée à la charnière des 19ème et 20ème siècles donne une autre vision de son architecture. Piano aux Jacobins avait très intelligemment programmé en miroir, au cours du même concert du 15 septembre, les versions pour un piano puis pour deux pianos.

La pianiste Zhu Xiao-Mei à l’issue de son interprétation des Variations Goldberg

(Photo Classictoulouse)

La pianiste d’origine chinoise, Zhu Xiao-Mei, ouvre la soirée avec la première de ces deux versions. Elle énonce l’Aria initial, germe des trente variations qui suivent, sur la pointe des notes : murmure intérieur, confidence discrète, mystère en gestation. Canons, fugues, gigues, chorals ornés se succèdent alors dans une éblouissante diversité de rythmes et de caractères. L’interprète souligne d’ailleurs cette diversité. Le recueillement des variations lentes s’oppose ainsi aux débordements exubérants des pièces de la plus complexe virtuosité. Sa sensibilité profonde s’exprime grâce à une incroyable variété de touchers. La rigueur du rythme, autrement dit la discrétion des rubatos, permet aux nuances piano-forte de s’épanouir sans contrainte. Le jeu reste souple, volubile avec de belles combinaisons entre le staccato et le legato. Lorsqu’au terme du voyage l’Aria retentit de nouveau dans sa fraîcheur première, comme une prière fervente, l’émotion est celle du pèlerin de retour chez lui. Le succès justifié de cette interprétation oblige, presque à regret, Zhou Xiao-Mei à prolonger l’intimité musicale par un andante recueilli signé… Mozart.

Andreas Groethuysen et Yaara Tal en cours d’exécution de la version pour deux pianos

des Variations Goldberg (Photo Classictoulouse)

Les deux Steinway imbriqués sur le podium de la salle capitulaire du cloître des Jacobins accueillent ensuite le duo formé par l’Israélienne Yaara Tal et l’Allemand Andreas Groethuysen. Un vrai duo d’une étonnante cohésion qui, à l’évidence, est devenu au fil des ans un ensemble constitué de première grandeur. La version des Goldberg qu’ils illustrent brillamment fut initialement élaborée à la fin du 19ème siècle par le professeur de composition de Wilhelm Furtwängler, un certain Joseph Rheinberger. Elle fut ultérieurement retouchée par Max Reger, grand compositeur postromantique, admirateur enthousiaste de Bach. Le résultat final de cette double transcription donne une idée assez originale de la conception de l’œuvre de Bach qui fut celle des romantiques. Si l’Aria géniteur n’est pratiquement pas touché (les répliques de la mélodie passent alternativement d’un piano à l’autre), les trente variations qui suivent regorgent d’opulents « enrichissements ». Curieusement, certaines séquences, notamment la plupart des pièces lentes, semblent peu modifiées. En revanche les plus virtuoses d’entre elles brillent d’un éclat vertigineux. Les caractères visitent d’autres régions de l’expression musicale. Néanmoins, la transcription se révèle moins « romantique » que celle de Busoni pour la fameuse Chaconne pour violon du même Bach. Les deux interprètes s’investissent dans cette entreprise avec une conviction d’autant plus forte que leur duo sonne comme le ferait un seul pianiste doté de quatre mains. Ils respirent d’un même souffle, vivent la musique d’un même esprit et d’un même cœur. L’ovation que leur réserve le public témoigne de la force de leur conviction.

La confrontation se devait d’être menée. La richesse musicale de Bach n’a décidemment pas de limite. Elle nourrit toutes les expériences et donne du talent à tous les transcripteurs.

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