Festivals

Les petits ruisseaux font les grandes rivières

La 8ème édition du festival Passe ton Bach d’abord témoigne de la permanence d’un phénomène musical bien implanté dans la vie culturelle de la Ville rose. Chaque année pendant un week-end complet du mois de juin, les rues de la cité bruissent des commentaires animés de groupes de piétons-pèlerins itinérants voguant d’un concert à l’autre, d’une salle à l’autre, d’une chapelle à un bar, d’une salle à une cour. Cette superbe édition s’est achevée traditionnellement par la répétition et l’exécution, dans la cathédrale Saint-Etienne, de la dernière des « Cantates sans filet » de la saison, par les voix et les instruments de l’Ensemble Baroque de Toulouse sous l’infatigable direction de Michel Brun.
Rappelons que l’organisation de la centaine de manifestations que compte le festival est basée sur la présentation, chaque heure tapante, de plusieurs événements (de six à huit en parallèle) d’une demi-heure chacun. La demi-heure suivante est alors consacrée à la transhumance, paisible ou fébrile, d’un public en quête de musique vers un autre lieu, un autre style, une autre destination.

Le samedi 6 juin, au lendemain de l’exécution de l’emblématique Messe en si mineur, symbole toujours vivant du thème choisi cette année, « Vers l’infini et au-delà », Michel Brun ouvrait les festivités dans la cour du Crous, sous un soleil éblouissant, tempéré il est vrai par les frondaisons ombragées du lieu.

Démonstration du fonctionnement de l’Escalabach – Photo Classictoulouse –

Cette ouverture officielle des manifestations s’accompagne cette année d’une démonstration aussi étrange que ludique d’un instrument inventé pour l’occasion, l’Escalabach, installé dans cette cour par Florent Heuzé, artisan menuisier imaginatif, avec l’aide musicale de Michel Brun et de son fils Hugo. Il s’agit d’une sorte d’escalier étroit en bois, dont chaque marche est équipée d’une lame de longueur choisie pour résonner sur une note bien déterminée. Lorsqu’une balle de golf, lâchée depuis son sommet, dévale l’escalier, elle égrène la mélodie déterminée par la distribution des lames. Le public ébahi entend alors le fameux choral de qui vous savez : Jésus que ma joie demeure !… Les sourires illuminent les visages et la joie se manifeste dans tous les cœurs. Après un rappel choral extrait de la Messe en si, par le chœur de l’EBT, le signal du départ est donné et chacun s’achemine vers le mini-concert de son choix.

Les interprètes de la Cantate du Café, de Johann Sebastian Bach. A gauche, Michel Brun, flûtiste et chef d’orchestre
– Photo Classictoulouse –

Les chemins de traverse
Parmi la multitude des manifestations proposées, signalons l’exécution de l’une des cantates profanes de Bach, la Cantate du Café, une sorte d’opposé populaire et léger à la sublime Messe en si mineur. Proposée par l’EBT à l’Hôtel Dieu, avec la participation de Yasuko Uyama-Bouvard au clavecin, de Michel Brun lui-même, au traverso, ainsi que de la basse Laurent Labarbe et de la soprano Eliette Parmentier dans les rôles comiques des deux personnages, ce mini-opéra bouffe révèle un visage totalement décalé du grand compositeur, mais probablement assez proche de sa réalité de tous les jours. Un véritable sourire en musique.

Michel Bouvard
– Photo Patrice Nin –
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Autre événement aussi intense que court, le récital offert par Michel Bouvard sur le précieux orgue Ahrend de l’église-musée des Augustins. S’appuyant sur son dernier enregistrement paru chez Hortus, Michel Bouvard célèbre l’art de l’orgue polyphonique.

Dans sa présentation d’une lumineuse pédagogie, l’organiste caractérise ce riche répertoire qui démarre plusieurs siècles avant Bach pour trouver son apothéose auprès du héros de ce festival. Ainsi se succèdent trois versets de Samuel Scheidt, un choral sur le thème de « Nun komm der Heiden Heiland » et un Praeludium de Dietrich Buxtehude. La version de Bach du même choral est suivie, couronnée, par le Ricercar à 6 voix extrait de l’Offrande Musicale, œuvre composée par le Cantor de Leipzig sur le fameux thème que le roi flûtiste, Frédéric II de Prusse, lui proposa.

Il est difficile d’imaginer comment un seul exécutant peut, avec seulement deux mains et deux pieds, développer une aussi complexe polyphonie à six voix ! Michel Bouvard s’y emploie avec un sens incroyable de la synthèse entre le détail et le monumental. De quoi donner le frisson !

Les fondamentaux
Passe ton Bach d’abord, c’est aussi le retour vers les références que le compositeur a marquées de son sceau. A côté des Variations Goldberg ou des Concertos Brandebourgeois, donnés lors des précédentes éditions, deux intégrales importantes marquent 2015 : celle des Suites pour violoncelle seul et son chant du cygne, L’Art de la Fugue.

La participation d’un grand violoncelliste de notre temps constitue l’un des événements majeurs de ce festival. Le Néerlandais Pieter Wispelwey pratique avec autant de virtuosité que de musicalité les instruments modernes et baroques. Auteur de trois enregistrements successifs de l’intégrale de ces Six Suites pour violoncelle, il présente à Toulouse, au cours de trois séances, ce cycle incomparable.

Le violoncelliste néerlandais Pieter Wispelwey à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines

– Photo Classictoulouse –

Une allure d’élégant hidalgo, et surtout un style d’une absolue intégrité, la mise en œuvre d’une rhétorique baroque sans concession caractérisent son jeu. Ses phrasés rebondissent avec énergie. Les mouvements de danse qu’il choisit éclairent un rythme qui reste souverain. Lors de sa dernière séance, après l’impeccable et vivante exécution de la 5ème suite, il délivre la 6ème sur l’instrument rare pour lequel Bach l’a conçue, le fameux violoncelle piccolo à cinq cordes. Le déploiement virtuose de son écriture trouve enfin ici sa justification, permet de rendre justice aux phrasés de l’œuvre, à sa complexité et à son épanouissement.

Enfin, Jan Willem Jansen plonge son auditoire dans l’ouvrage ultime, le chef-d’œuvre, au sens artisanal du terme, de Johann Sebastian Bach, son Art de la Fugue. Sur le double clavier de son clavecin aux sonorités si raffinées et si riches, il déroule la succession des contrepoints, canons et fugues de ce recueil qui conserve encore de nos jours sa part de mystère.

Le claveciniste Jan Willem Jansen pendant l’exécution de L’Art de la Fugue

– Photo Classictoulouse –

Dans une atmosphère hypnotique, les lignes mélodiques se ramifient à l’infini, comme se développent les branches d’un arbre. Est-ce là une œuvre jouable ? Ne serait-elle pas un pur traité de contrepoint destiné à alimenter la théorie musicale ? Et que dire de son contrepoint final n° XIX, écrit par le compositeur sur les lettres de son propre nom, B.A.C.H. ? Resté inachevé, il est à l’origine d’une légende alimentée par la phrase écrite sur la partition même par son fils Carl Philipp Emanuel : « Sur cette fugue où le nom de BACH est utilisé en contre-sujet, est mort l’auteur ». Lorsque Willem Jansen lève ses mains sur cette phrase interrompue, l’émotion est à son comble…

Etape finale du festival : le salut à l’issue de l’exécution de la Cantate BWV 78

– Photo Classictoulouse –

La Cantate sans filet
Comme le veut la tradition, le festival s’achève, dimanche soir, par l’ultime séance des Cantates sans filet de la saison. La nef raymondine de la cathédrale Saint-Etienne, pleine à craquer d’un public chauffé à blanc, accueille ainsi, sous la direction passionnée et énergique de Michel Brun, les musiciens et le chœur de l’Ensemble Baroque de Toulouse, ainsi que quatre solistes vocaux. Au menu, la splendide cantate BWV 78 « Jesu, der du meine Seele ». Comme à son habitude, Michel Brun fait travailler ses musiciens et ses chanteurs dans les conditions d’urgence qui prévalaient probablement au temps de Bach. Il fait profiter de ses indications précises toute l’assistance qui se voit ainsi révéler les significations, les dessous, peut-être les secrets, de la composition d’une pièce sacrée dont l’écriture recèle bien des symboles. La soprano Claire Ward, l’alto Caroline Champy-Tursan, le ténor François Pardailhé et la basse Laurent Labarbe, tous quatre très impliqués dans la démarche, apportent leur contribution à cette démonstration de parfaite communication musicale.

Le festival 2015, qui a vu se combiner toutes les voies (toutes les voix) multiples, comme des ruisseaux qui alimentent la grande rivière Bach, s’achève dans la joie. Vive l’édition 2016 !

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