Festivals

Les mondes parallèles de l’Anneau

La saga wagnérienne « Der Ring des Nibelungen », celle que nous, Français, nommons « Tétralogie », occupe toujours une place centrale dans le déroulement du festival de Bayreuth. L’édition 2008 reprend la production inaugurée en 2006, mise en scène par Tankred Dorst et dirigée par Christian Thielemann.

Scène III de “Das Rheingold” : Andrew Shore (Alberich), les Nibelungen et Arnold Bezuyen (Loge), de dos – © Bayreuther Festspiele GmbH : Enrico Nawrath

Le beau dispositif scénique imaginé par Tankred Dorst situe la légende nordique dans une sorte de monde parallèle au nôtre plongé dans son quotidien. Alors que se déroulent sous nos yeux les aventures fantastiques des dieux, des Nibelungen et des hommes, quelques éléments d’aujourd’hui croisent les héros légendaires sans les rencontrer. Un cycliste en ballade, un technicien de centrale électrique, un groupe de touristes. L’effet est saisissant, parfois émouvant, même si l’on souhaiterait que l’idée soit davantage exploitée.

Le premier tableau du Rheingold (L’Or du Rhin) se révèle en particulier d’une grande beauté : la surface du fleuve vue depuis le fond laisse entrevoir la vie à l’air libre. L’apparition irréelle d’un Nibelheim primitif dans les entrailles d’une usine contemporaine possède un étonnant pouvoir suggestif. Quelques tableaux séduisent immédiatement, comme cette évocation d’une célèbre toile de Caspar Friedrich, au début du 2ème acte de La Walkyrie. La recherche esthétique est indéniablement placée au service de la dramaturgie, mais elle ne la remplace pas. Et sur ce plan, la direction d’acteur se montre hélas un peu trop discrète. Elle ne cesse pourtant de progresser tout au long de la saga. Insuffisante dans L’Or du Rhin, elle atteint son meilleur accomplissement lors du Götterdämmerung (Le Crépuscule des Dieux), dans lequel les passions se déchaînent. Là, l’apparition d’un jeune couple contemporain tendrement enlacé lors de la rédemption finale génère un authentique pouvoir émotionnel.

Acte III de “Götterdämmerung” : Linda Watson (Brünnhilde), Stephen Gould (Siegfried) Ralf Lukas (Gunther) et Edith Haller (Gutrune) © Bayreuther Festspiele GmbH :

Enrico Nawrath

La distribution vocale connaît les aléas que rencontre actuellement le chant wagnérien. En particulier pour les deux rôles « héroïques » de Siegfried et Brünnhilde. Si Linda Watson apparaît bien en deçà des exigences de la partition lors de La Walkyrie et de Siegfried (aigus bas, vibrato envahissant), elle retrouve miraculeusement un chant vaillant et raffiné dans la dernière journée. Le Siegfried de Stephan Gould, reste malheureusement « brut de décoffrage ». La voix, certes puissante dans l’aigu, ne possède aucun charme. Mais surtout le chant ne se déploie vraiment jamais. Point de legato ni de cantabile. Comme si le rôle était écrit sur un « Sprechgesang » tonal. Albert Dohmen incarne par contre un Dieu des dieux vraisemblable et lyrique. Le timbre sombre, riche et chaleureux s’amenuise parfois dans l’aigu, mais le chant est là, noble et expressif.

Dans La Walkyrie, le ténor Erik Wottrich, limité par une voix étouffée qui a perdu de sa projection, incarne néanmoins un Siegmund émouvant et crédible, alors que l’excellent Kwangchul Youn, décidemment la révélation masculine de ce festival (il chante aussi un superbe Fasolt dans L’Or du Rhin et le plus humain des Gurnemanz dans Parsifal) donne à Hunding toute son épaisseur maléfique. Mais c’est surtout la superbe Sieglinde de Eva-Maria Westbroek, vocalement éblouissante et incarnation émouvante qui s’impose comme un talent de tout premier plan, rappelant les grandes Sieglinde du passé, les Rysanek, les Jones…

Le très solide Alberich d’Andrew Shore (timbre noir et percutant) et le Mime pitoyable de Gerhard Siegel forment un couple d’une grande qualité vocale et dramatique.

Comme toujours à Bayreuth, les « second rôles » (si on peut se permettre cette réduction abusive) sont admirablement tenus, du trio des Filles du Rhin à celui des Nornes, des Fricka dynamiques de Michelle Breedt et Martina Dike à l’impressionnante Erda de Christa Mayer qui chante en outre de manière très émouvante la Waltraute du Crépuscule. Parmi les dieux du Rheingold, le Loge d’Arnold Bezuyen impose sa présence. Si le couple Gunther-Gutrune remplit honnêtement sa tâche, le Hagen de Hans-Peter König révèle un timbre de basse resplendissant et un interprète puissant.

Après un démarrage un peu laborieux du Rheingold – orchestre au cordeau mais un peu insensible – la direction de Christian Thielemann s’anime et gagne en conviction au fur et à mesure de l’évolution du drame. Ses tempi très retenus, sa pratique du rubato orchestral incarne une sorte de retour aux sources de la direction wagnérienne de jadis. Le chef allemand rend justice aux détails et aux couleurs de la partition dans une conception intelligente, sensible et lyrique de l’œuvre qui conquiert un public passionné.
Cette production du Ring devrait encore durer une couple d’année, avant la grande célébration de 2013 qui fêtera le bicentenaire de la naissance de Wagner. A suivre donc…

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