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L’émouvant voyage

Une triomphale ovation debout a salué l’impressionnante performance de Bertrand Chamayou à l’ouverture du 32ème festival Piano aux Jacobins. Célébrant dignement le bicentenaire de la naissance de Franz Liszt, le jeune pianiste toulousain n’a pas hésité à se lancer sans complexe dans l’interprétation intégrale des trois Années de Pèlerinage. Trois heures d’une musique dense et redoutable d’exécution. Ce concert inaugural du 2 septembre, qui débutait dans une forte chaleur estivale, prenait ainsi des allures de voyage au long cours. Un voyage chargé d’une profonde émotion née d’une œuvre majeure qui réclame de son interprète, certes une virtuosité, une énergie, sans faille, mais aussi une maturité et une vision synthétique de ce triptyque complexe.
Ce vaste panorama romantique sans équivalent naît de la liaison que le jeune virtuose de vingt-et-un ans noue avec la comtesse Marie d’Agoult dès décembre 1832. Quittant Paris en mai 1835, elle rejoint Liszt à Genève, point de départ d’une cavale romanesque de cinq annnées. Cette évasion conduit le couple scandaleux en Suisse et en Italie, jusqu’au début d’une séparation qui durera de 1839 à 1844. L’illustration musicale de cette aventure humaine constitue le grand œuvre, la pierre angulaire de toute la production lisztienne.

A l’aube de ses trente ans, Bertrand Chamayou pratique un jeu infiniment varié qui réunit précisément ces deux qualités souvent opposées : l’énergie que lui permet sa jeunesse et la maturité qu’il a si rapidement acquise. A l’issue de cette flamboyante exécution, force est de constater à quel point l’interprète excelle aussi bien dans les détails de cette mosaïque de pièces évocatrices que dans la tenue constante d’une ligne, d’un fil rouge qui en unifie la portée. Voici une interprétation admirablement construite et menée dans le respect d’un équilibre idéal entre le cœur et l’esprit.

Le jeune pianiste toulousain Bertrand Chamayou lors de son récital du 2 septembre 2011

de la 32ème édition de Piano aux
Jacobins (Photo Jean-Claude Meauxsoone)

Le pianiste aborde ainsi la Première année : Suisse avec l’ardente solennité de la Chapelle de Guillaume Tell. Il confère toute sa mouvante fluidité aux deux pièces « liquides » de ce volet : Au lac de Wallenstadt (avec cette étonnante évocation du rythme des vagues) et Au bord d’une source, tout en traits cristallins. Dans le spectaculaire Orage, toutes les ressources de couleurs, de dynamique, d’énergie pure sont déployées. Les complexes développements de la Vallée d’Obermann, les prolongements dramatiques de cette étrange pièce intitulée Le mal du pays, la ferveur généreuse de la dernière page, Les Cloches de Genève, ne sauraient trouver plus exaltante traduction.

Dans la Deuxième année : Italie, Liszt s’approprie les plus significatives manifestations artistiques de la péninsule. A commencer par la peinture des deux emblèmes, Raphaël et Michel-Ange, si poétiquement traduite dans Sposalizio et Il Penseroso. Bertrand Chamayou en souligne admirablement la luminosité ineffable : clarté fervente de la première pièce, ombre méditative de la seconde. A la légèreté souriante de la Canzonetta de Salvador Rosa succèdent les sublimes déclamations des trois Sonetto del Petrarca. L’interprète en souligne l’étonnante vocalité et en particulier la grâce comme intemporelle qui imprègne le Sonetto 123, habilement enchaîné à la Dante Sonata. Après une lecture de Dante représente l’aboutissement de l’art de Liszt. Cette fantastique illustration de l’Inferno du grand poète résonne comme une somptueuse prémonition de la grande Sonate en si mineur. La lumière et les ténèbres, la dualité ange-démon, l’héroïsme du propos, les convulsions douloureuses de cette partition, nourrissent l’interprétation anthologique de Bertrand Chamayou, dramatique et forte.

Après une telle fulgurance, les trois pièces de Venezia e Napoli illustrent un univers moins tragique, même si le vertige chorégraphique de Tarantella nous entraîne dans la folie d’un rythme toujours parfaitement maîtrisé par l’interprète.

C’est sur le recueillement de l’Angelus que s’ouvre la Troisième année. Les audaces harmoniques, les étonnantes modulations qui parsèment ce volet tardif sont habilement soulignées par l’interprète. Les deux Thrénodies : Aux cyprès de la Villa d’Este se colorent de touchantes souffrances finalement apaisées. Avec les très fameux Jeux d’eau à la Villa d’Este, Liszt ouvre la voie aux fluidités de Debussy et Ravel. Bertrand Chamayou n’en élude pas pour autant les élans passionnés caractéristiques de l’écriture lisztienne. Les trois pièces finales s’enchaînent dans une atmosphère d’une intense ferveur. Les accents d’orgue du Sunt lacrymae rerum, la Marche funèbre et enfin le Sursum corda accompagnent la montée spirituelle qui culmine sur ce sublime Erhebet eure Herzen (Elevez vos cœurs), au terme d’un crescendo irrésistible.

Un bel événement artistique s’est produit ce soir-là. Il se renouvelle le 18 septembre, dans ce même cloître, pour le plus grand bonheur des nombreux admirateurs de Liszt et de son interprète privilégié.

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