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Le Vaisseau détourné

Créée au cours du festival 2012, cette production de Der fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme, en bon français), signée du metteur en scène Jan Philipp Gloger et dirigée par Christian Thielemann, est reprise cette année avec pratiquement la même distribution, à l’exception du rôle de Senta, tenu cette fois par Ricarda Merbeth. La fonction de metteur en scène prend de nos jours une telle place à l’opéra que chaque nouvel intervenant se doit de présenter une nouvelle vision de l’ouvrage qu’il aborde. C’est le cas de cette production qui n’hésite pas à détourner le sujet imaginé par Wagner, comme bien d’autres qui l’ont précédée. Le procédé fonctionne lorsque l’œuvre gagne en séduction, en sensibilité, en clarté. Il est difficile de s’en convaincre ici…

Le supposé “chœur des fileuses” avec ventilateurs…

– Photo Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath –

Dans un but avoué d’actualisation, le metteur en scène remplace le monde menaçant de l’océan par celui de l’argent et de la finance. Louable volonté mais qui assèche toute émotion et crée un hiatus sérieux avec la musique. Une immense machine, rappelant le terrible réseau de « Matrix », enserre les personnages dès le début et tient le rôle des éléments déchaînés que suggère la musique. L’idée serait bonne si elle était poursuivie avec imagination. Mais les éléments de décor ne font précisément rien pour la stimuler, cette imagination. Le complet-veston, une fois de plus, tient lieu de costume standard et uniforme dans un environnement éclairé comme au néon de bureau. En outre, la mise en scène souligne à l’infini ce qui apparait comme le fait majeur de sa conception, la sordide transaction que mène Daland avec le Hollandais et qui consiste à lui vendre sa fille pour un paquet de billets. Les marins du vaisseau de Daland deviennent des employés de son entreprise. Une entreprise qui fabrique… des ventilateurs ! Pourquoi pas en effet ? Ces engins tournent et remplacent avantageusement les rouets des fileuses. Celles-ci se contentent, pendant le fameux chœur qui ouvre le deuxième acte, d’épousseter et d’emballer ces ventilateurs dans des caisses de carton qui finissent par envahir toute la scène. La poésie en prend un sacré coup ! Dès son apparition sans mystère, tirant une valise à roulettes que l’on découvrira pleine de billets de banque, le personnage du Hollandais reste énigmatique. On ne sait d’où lui viennent d’étranges marques noires sur une partie de son crâne. Libre à chacun d’inventer une explication. Le final représente un véritable coupe-émotion. Après ce que Wagner appelle la rédemption par l’amour, l’entreprise de ventilateurs se lance dans la vente de statuettes représentant le Hollandais et Senta enlacés dans leur dernière étreinte. Le commerce, il n’y a rien de mieux ! On redescend tout de même d’un étage. Une fois de plus, ce que l’on voit ne correspond en rien à ce que suggère la musique. Le spectateur est pris de schizophrénie, partagé entre la vision et l’écoute.

La scène de présentation. De gauche à droite : Ricarda Merbeth (Senta), Franz-Josef Selig (Daland), Samuel Youn (Holländer) – Photo Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath –

Si l’on se restreint à l’écoute, la qualité est évidemment au rendez-vous. Christian Thielemann mène avec le sérieux et l’élan qu’on lui connaît le splendide orchestre et le somptueux chœur du festival. A peine souhaiterait-on un peu plus d’émotion. Mais il est vrai que le hiatus serait encore plus flagrant avec ce que l’œil observe.

Le Hollandais est incarné ici avec une conviction assumée par la grande basse coréenne Samuel Youn. Le timbre reste beau et sombre dans les tourments extrêmes de son personnage. Franz-Josef Selig plie sa grande voix noire aux facéties de Daland dont il fait un caractère à la fois fort et retors. Il faut féliciter Tomislav Mužek pour l’éclat vocal qu’il confère au rôle ingrat d’Erik. Ricarda Merbeth, qui aborde donc cette année le rôle de Senta, y déploie une voix ample dont le vibrato tend néanmoins à s’élargir. Elle sait en outre incarner avec conviction un personnage fort dont la ligne vocale sert la dramaturgie jusqu’à sa transfiguration finale en forme d’apothéose. Christa Meyer est une Mary respectable, un peu neutre. Enfin admirons le timbre, le style, la finesse et l’humour du ténor Benjamin Bruns, l’un des meilleurs Steuermann (le pilote devenu ici comptable de l’entreprise Daland et Cie) de ces dernières années.

Le bilan reste donc frustrant sur le plan de l’émotion. Et l’opéra, c’est tout de même aussi, et peut-être même avant tout, cela non ?

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