La 38ème édition du festival international Piano aux Jacobins s’ouvrait le 6 septembre dernier devant un auditoire fervent qui emplissait de son enthousiasme le cloître légendaire. La grande Elisabeth Leonskaja, devenue une fidèle habituée du festival toulousain mais aussi des concerts donnés avec l’Orchestre national du Capitole, avait décidé de consacrer ce premier concert à Franz Schubert, un compositeur cher à son cœur et à son esprit. Sa prestation a, une fois encore, déchaîné l’enthousiasme d’un public fasciné et sous le charme.
Née d’une famille russe à Tbilissi en Géorgie, Elisabeth Leonskaja a été marquée, dans son évolution musicale, par sa coopération avec Sviatoslav Richter. En 1978, elle quitte l’Union Soviétique pour s’établir à Vienne. Elle compte depuis parmi les pianistes les plus célébrées, les plus recherchées de notre époque. Le concert d’ouverture du 6 septembre vient encore renforcer la légitimité d’une telle célébrité.
La grande pianiste russe Elisabeth Leonskaja
– Photo Aline Paley –
Le programme de ce récital Schubert se compose de deux sonates qui encadrent la célèbre Wanderer Fantaisie en ut mineur, les trois pièces étant bâties sur des tonalités mineures. La première, la Sonate en fa mineur, D. 625 date de 1818 et comporte des passages inachevés, comme dans bien des œuvres de Schubert. L’interprète aborde cette œuvre sombre et passionnée avec toute la puissance expressive qu’elle réclame. Les premiers accords, plaqués de manière péremptoires et énergique, donnent le ton, indiquent le chemin volontaire d’une partition assez rarement jouée. Le chant s’y exprime comme toujours chez le plus grand compositeur de lieder de l’Histoire de la musique. Dans l’Adagio, en particulier, la pianiste ne masque rien de la tension et de l’inquiétude qui coexistent. La noirceur orageuse du final, évoquant une sorte de chevauchée fantastique proche du Beethoven de l’Appassionata, éclate sous les doigts implacables de l’interprète totalement investie.
Avec la Wanderer Fantaisie, Schubert livre à la postérité l’une de ses partitions les plus virtuoses, une pièce pour piano considérée comme la plus exigeante techniquement. Le compositeur lui-même aurait dit à son sujet : « Das Zeug soll der Teufel spielen » (C’est le diable qui devrait jouer ça !). Et c’est apparemment en tenant compte de cette remarque qu’Elisabeth Leonskaja délivre une interprétation exaltée de cette Fantaisie dont les quatre volets s’avèrent admirablement liés par de furtifs points d’orgue. Les premières mesures, volontaires et décidées, de l’Allegro con fuoco initial, ne laissent aucun doute sur l’ambition légitime de l’interprète. De l’ombre à la lumière, l’éclairage ne cesse de varier. Les 56 mesures du bref Adagio se parent d’une inquiétante intensité. Les cinq variations du thème générateur alternent les atmosphères, de l’angoisse au déferlement de virtuosité. Le Presto ouvre à la pianiste le chemin des accents les plus diaboliques, suivant en cela les indications suggérées par Schubert. Le Finale impressionne par la puissance de son architecture. En particulier, l’interprète confère à la fugue à quatre voix le caractère vertical d’une Tour de Babel. La coda triomphale conclut de la manière la plus imposante qui soit cette pièce qui se distingue nettement du caractère plus retenu, plus intime, de ses sonates.
– Photo Klaus Rudolph –
Et c’est précisément par l’une de ces partitions bâties sur l’émotion que s’achève ce récital. La Sonate en la mineur, D. 845, date de 1825, fut la première des trois sonates à être publiées du vivant du compositeur. D’un caractère très différent des deux œuvres précédentes, cette œuvre mélancolique et sombre suscite de la part de l’interprète une approche où s’exprime sa sensibilité profonde. Les couleurs les plus élaborées habitent son toucher. Dans le Moderato initial (un titre révélateur !) l’esprit du lied se manifeste au plus haut point. Le piano nous raconte une histoire dans laquelle la passion intime se mêle au désespoir, dans une incroyable complexité d’écriture. L’émotion atteint ici son comble, en particulier lors de l’irruption morbide de la coda. Un très grand moment ! L’Andante poco moto, structuré sous la forme de variations, exprime tour à tour les affects les plus divers : de la marche paisible à la tendre nostalgie, en passant par la révolte. Le Scherzo virevolte entre les modulations subtiles et parfois inattendues entre majeur et mineur, une signature caractéristique de Schubert. L’Allegro vivace final surprend par sa brièveté. Sa sérénité se surface cache, comme souvent, la douleur et le fatalisme. La subtilité du jeu d’Elisabeth Leonskaja évoque encore ici ce « sourire à travers les larmes » qui habite certaines œuvres de Mozart.
L’énergie, la tension, la vigueur, mais aussi la finesse et la sensibilité caractérisent l’approche dont l’interprète se fait l’intermédiaire entre le compositeur et l’auditeur. L’impact du jeu d’Elisabeth Leonskaja suscite donc une ovation unanime du public. De retour à plusieurs reprises sur le podium de la salle capitulaire, elle accorde finalement deux pièces supplémentaires signées Schubert évidemment, pièces puisées dans le réservoir des géniales miniatures de l’auteur du Voyage d’hiver.