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Le retour bienvenu de Nelson Goerner

Le grand pianiste argentin Nelson Goerner reste l’un des grands « habitués » du festival Piano aux Jacobins. Régulièrement invité à se produire dans la salle capitulaire du cloître, il apporte à chacune de ses apparitions sa science de la sonorité, son sens du partage avec le public, l’extrême musicalité de ses interprétations. Le 11 septembre dernier, il a enchanté ce public qui lui a manifesté, comme il l’avait fait pour le jeune Alexandre Kantorow, son enthousiasme par une autre ovation debout. Décidemment, cette 40ème édition du festival se hisse sur des sommets.
C’est encore le choix d’un programme intelligemment conçu qui se fait remarquer. Nelson Goerner choisit cette fois d’encadrer deux grandes pièces à variations par quelques-unes des poétiques incantations de Frédéric Chopin, qui reste le grand témoin des confidences pianistiques.

Les deux Nocturnes de l’opus 48 ouvrent la soirée. Dès les premières mesures, d’une douceur douloureuse, la rondeur du timbre qui émane des doigts du musicien font oublier le mode percussif de production du son. Puis la révolte se lève et les couleurs quasi-orchestrales du piano emplissent toute la salle. Est-ce une caractéristique de la grande école sud-américaine du piano qui se manifeste là ? Comment ne pas évoquer en effet les sonorités d’orgue jadis du Chilien Claudio Arrau, ou l’énergie implacable du jeu de l’Argentine Martha Argerich ? Nelson Goerner appartient bien à cette élite.

Nelson Goerner – Photo Classictoulouse –

Dans les deux pièces, également de Chopin, qui referment ce programme, le même engagement expressif, la même imagination se manifestent. La Barcarolle en fa dièse majeur déroule sa trajectoire avec éloquence. Le compositeur invite là son auditoire à participer à une aventure. Et son interprète devient le guide du voyage.

L’Andante spianato et Grande Polonaise brillante constitue une sorte d’aboutissement de l’art du compositeur. Nelson Goerner lui confère une grandeur, un relief, une ferveur admirables. La profondeur avec laquelle il aborde l’Andante donne le frisson.

Cette belle méditation initiale évoque irrésistiblement le bel canto bellinien souligné par l’interprète. La Grande Polonaise prend des allures d’hymne rageur à la Pologne chérie et martyrisée.

On pense à l’infinie justesse avec laquelle Marcel Proust a su caractériser l’art du compositeur : Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots / Qu’un vol de papillons sans se poser traverse/ Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots…

Entre ces deux épisodes chopiniens, deux thèmes et variations explorent deux mondes musicaux différents. Les 20 Variations et Fugue en mi bémol mineur d’Ignacy Paderewski constituent, pour la plupart des auditeurs présents (y compris pour le signataire de ces lignes), une véritable découverte. Le compositeur polonais, mort en 1941, fut non seulement pianiste, mais également homme d’État et diplomate. A l’écoute de ces variations, et celle des quelques enregistrements qu’il a laissés, sa virtuosité devait être éblouissante. C’est également le cas de son interprète. La succession des variations ressemble à une accumulation démoniaque de difficultés techniques. Certaines variations semblent dépasser les possibilités humaines ! Néanmoins, Nelson Goerner franchit les obstacles avec panache mais également sensibilité. Ce délire des doigts s’ouvre sur un thème quelque peu martial pour évoluer dans les directions les plus diverses et subir les transformations les plus extrêmes. La fugue finale ressemble à un point d’ordre, un retour à une structure plus ordonnée. On peut enfin reprendre sa respiration !

Bien différente apparaît la pièce de Gabriel Fauré : Thème et Variations en do dièse mineur. Une sorte de marche funèbre ouvre la séquence. Une marche à laquelle l’interprète confère un poids, une substance qui annonce les élans dramatiques de quelques-unes des onze variations qui suivent. Les plages de calme et de poésie alternent avec les épisodes exaltés dans lesquels s’exerce la science contrapuntique du compositeur. Les exigences techniques accompagnent chaque étape de ce vaste itinéraire.

Le succès de ce programme est tel que le pianiste doit offrir trois bis supplémentaires. Le premier, intitulé Bailecito, est signé du compositeur argentin Carlos Guastavino, disparu en 2000. Hommage touchant du compatriote. Suit une incroyable pièce de virtuosité du compositeur polonais Adolf Schulz-Evler. Il s’agit de : Arabesques sur un thème du Beau Danube bleu. On reconnaît certes le fameux thème de Johann Strauss. Mais l’explosion technique est telle qu’on s’étonne presque que l’interprète ne soit pas obligé, en même temps, de pratiquer un saut périlleux arrière !

La dernière pièce offerte généreusement vient opportunément calmer un peu les esprits. Il s’agit d’un beau Nocturne de Paderewski, idéal pour cette fin de soirée.

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