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Le grand défi Ravel de Bertrand Chamayou

Piano aux Jacobins nous réserve toujours de belles surprises et de surprenantes confirmations. Après avoir offert en 2011, dans ce même cadre, l’intégrale des trois Années de Pèlerinage de Franz Liszt en une seule journée, Bertrand Chamayou se lance un nouveau défi en exécutant toute l’œuvre pour piano seul de Maurice Ravel… en un seul et même concert ! Grande soirée musicale que celle du 27 septembre qui permet ainsi une vision globale de ce répertoire, abordé, la plupart du temps, de manière sporadique. Les principales lignes de force apparaissent ainsi, de même que la diversité des chemins de traverse.
Structuré en trois parties successives, l’incroyable marathon de Bertrand Chamayou tient de la performance lorsqu’on réalise que le pianiste joue cette intégrale sans partition ! Mais au-delà de l’exploit que le jeune musicien accomplit ce soir-là, il faut voir dans cet événement la volonté de rendre un hommage cohérent à un compositeur majeur du patrimoine musical français.

Tout au long de cette soirée, le jeune pianiste aborde Ravel avec une technique parfaitement maîtrisée, une sonorité généreuse, mais surtout un engagement et une vision qui confèrent à ce corpus son unité dans la diversité. L’ordre dans lequel les pièces se succèdent ne suit pas la chronologie de composition mais semble obéir à une volonté de tracer un chemin tonal et expressif, recherchant tantôt la continuité, tantôt le contraste. Ainsi s’exprime le jeu de l’interprète, imprégné de rigueur, de finesse et de belles couleurs orchestrales.

Bertrand Chamayou au cloître des Jacobins – Photo Classictoulouse –

La première partie de soirée s’ouvre sous le signe de l’eau. La fluidité raffinée et exaltante de Jeux d’eau est suivie des ombres et de la lumière de la poétique Pavane pour une infante défunte qui n’est pas exempte d’une sorte de révolte contre la mort. Nettement moins familières, les pièces A la manière de…, Chabrier ici, Borodine plus tard, révèlent un talent de caricaturiste que l’interprète souligne avec esprit. Après une Sérénade grotesque bien nommée, les Miroirs témoignent du génie poétique du compositeur porté à son paroxysme. Le contraste entre l’inquiétant Noctuelle et les ombres d’Oiseaux tristes se retrouve entre la furia hispanique d’Alborada del gracioso et l’horizon chimérique de La vallée des cloches. Mais c’est l’exceptionnelle vision marine développée dans Une barque sur l’océan qui sidère le plus. Bertrand Chamayou brosse là un tableau d’une beauté formelle, d’une intensité musicale exceptionnelles. La succession des vagues donne le vertige, les embruns frappent les visages…

Après un court entracte, la deuxième partie rassemble, outre trois courtes pièces dont deux menuets élégants et parfois parodiques (le Menuet antique et le très bref Menuet en do dièse mineur), deux cycles majeurs de toute l’œuvre pour piano. Dans la Sonatine résonnent les accents subtils qui lient Ravel au monde antique. La joie éclate dans l’animation du mouvement final. Enfin, avec Gaspard de la nuit, on atteint le sommet de l’édifice. Dans ce fantastique triptyque illustrant les poèmes d’inspiration gothique et picturale d’Aloysius Bertrand, l’interprète se livre complètement. L’extrême fluidité d’Ondine culmine sur un impressionnant crescendo, comme porté par la vague. Le glas sinistre du Gibet, incarné par la répétition obsessionnelle d’un envahissant si bémol, glace le sang. Dans l’emblématique Scarbo, enfin, la virtuosité digitale atteint un paroxysme placé ici au service de l’expression. Effrayante, sinistre, l’évocation du gnome fantasque et maléfique procède d’une maîtrise parfaite du clavier, de ses couleurs quasiment orchestrales. Une absolue réussite !

Le dernier tableau du triptyque illustre les références au monde antique dont Ravel se sent l’héritier. Le recueil célèbre des Valses nobles et sentimentales, ouvertement inspiré des pièces quasiment éponymes de Franz Schubert, s’imprègne d’une certaine élégance tournoyante. L’interprète en souligne les contrastes, en exalte l’énergie rythmique. Deux courtes pièces, le Prélude en la mineur (à peine plus d’une minute !) et le Menuet sur le nom de Haydn (moins de deux) donnent toute la mesure de la concision dont Ravel est capable. Le tombeau de Couperin conclut ce voyage chez Ravel sur la verve, l’effervescence et l’esprit de cet hommage au Grand Siècle. Bertrand Chamayou insuffle une énergie rythmique irrésistible aux pièces vives du recueil, en particulier au Prélude, pris dans un tempo vertigineux, et à la Toccata qui explose de joie et de bonheur.

L’exploit, vivement acclamé par un public conquis par l’engagement sans bornes de l’enfant du pays, obtient un bis signé Ravel, bien qu’il ne reste pas grand-chose qui n’ait été joué ce soir-là, comme le remarque le pianiste lui-même. Il s’agit cette fois de la transcription pour piano de la mélodie Kaddisch, extraite de l’émouvant recueil des Mélodies hébraïques, transcription due à Alexander Siloti, (l’un des élèves de Liszt).

On peut fort heureusement prolonger le bonheur de l’écoute grâce au disque. Bertrand Chamayou vient en effet d’enregistrer cette intégrale en un coffret de deux CDs chez Erato. A déguster sans modération…

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