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L’apothéose Angelich

La 38ème édition du festival Piano aux Jacobins vient de s’achever sur un éblouissant récital de l’un des très grands artistes du moment. Nicholas Angelich est un familier de la Ville rose. Au cours des saisons passées, Toulouse l’a fréquemment accueilli, que ce soit en récital, en musique de chambre, ou comme soliste en concert avec orchestre. Il mettait donc, ce 29 septembre dernier, un point final à cette édition du festival qui ouvre la saison musicale toulousaine. Pour l’occasion, la salle capitulaire et le cloître des Jacobins affichaient complet depuis longtemps.
Rappelons que Nicholas Angelich, né aux Etats-Unis en 1970, a finalement choisi la France qui l’a adopté à bras ouverts. Il a remporté le Deuxième Prix du Concours international Robert Casadesus et le Premier Prix du Concours international Gina Bachauer. Aux Victoires de la musique classique 2013, il a reçu la Victoire du « Soliste instrumental de l’année ». Grand interprète du répertoire classique et romantique, il s’intéresse également à la musique du XXème siècle : Olivier Messiaen, Karlheinz Stockhausen, Pierre Boulez, Eric Tanguy, Bruno Mantovani dont il crée Suonare, Pierre Henry et son Concerto sans orchestre pour piano, ainsi que le jazzman Baptiste Trotignon avec lequel il a joué et enregistré Different Spaces. Nicholas Angelich, qui se produit aux côtés des plus grands orchestres, donne régulièrement des récitals très appréciés dans le monde entier. Sa nouvelle venue toulousaine marque un jalon supplémentaire dans les liens qu’il tisse avec notre cité.

Le programme musical choisi pour ce récital du 29 septembre témoigne d’un soin particulier et d’une cohérence subtile. Il s’ouvre sur la célèbre transcription par Ferruccio Busoni du choral « Nun komm der Heiden Heiland » (Viens maintenant, Sauveur des païens) BWV 61 de Johann Sebastian Bach. Pris dans un tempo particulièrement large, ce choral, qui s’imprègne d’un recueillement surprenant, prend, sous les doigts de l’interprète, des sonorités d’orgue. La surprise que représente la lenteur de ce tempo s’éclaire dès les premières mesures de l’œuvre qui suit et que le pianiste choisit d’enchaîner sans interruption. Il s’agit de la Sonate n°12 en la bémol majeur, opus 26, de Beethoven qui commence, de manière inhabituelle, par un mouvement lent sur un « thème et variations » autour d’un chant calme et profond. Cet Andante con variazioni semble prolonger, illustrer le choral de Bach qui précède. Dans le brillant Scherzo qui suit, le jeu du pianiste se fait vif et bondissant tout en conservant la plénitude, la rondeur de sa sonorité. Le troisième volet porte le titre explicite, de la main même de Beethoven : Marcia funebre sulla morte d’un Eroe (Marche funèbre sur la mort d’un Héros). Préfigurant la Marche funèbre de la Symphonie Héroïque qui verra le jour l’année suivante, ce mouvement prend des allures symphoniques. Nicholas Angelich s’attache à en souligner admirablement ce beau déploiement de couleurs quasiment orchrestrale. Le mouvement final, Allegro, adopte la forme d’un Rondo. L’apparente désinvolture cache de moins en moins la révolte, une obscure douleur qui se manifeste jusqu’aux dernières notes qui investissent les profondeurs du clavier.

Le grand pianiste Nicholas Angelich
– Photo Marc Ribes/Virgin Classics –

La transition vers les sept Fantaisies opus 116, de Johannes Brahms, s’opère tout naturellement. Avec cette œuvre, sommet d’émotion crépusculaire, le vent se lève. Nicholas Angelich lui confère un souffle, une densité, absente de toute lourdeur, qui fascinent immédiatement. Le velours de sa sonorité, son sens du legato, la subtilité de son jeu font ici des merveilles. Alternant Capriccii et Intermezzi, ces sept pièces explorent tous les affects d’une fin de vie. Sous les doigts inspirés du pianiste, les Capriccii n° 1 et n° 3 déchaînent des tempêtes. A l’opposé, l’Intermezzo n° 4 (Adagio) prend des allures de confidences intimes. L’Andantino de l’Intermezzo n° 6 déploie quant à lui tous les attraits d’une rêverie poétique. Le Capriccio final, Allegro agitato, emprunte à Schumann sa fantaisie, son imagination, son style. Hommage du vieux Brahms au mentor de sa propre jeunesse ? C’est en tout cas en ce sens que l’interprète dirige son regard.

Il faut bien la durée d’un entracte pour absorber la transition de Brahms à Prokofiev. La Sonate n° 8, en si bémol majeur, constitue la dernière pièce du triptyque des « Sonates de guerre ». Créée en 1944 par Emil Gillels, cette partition dense et riche a été caractérisée par Sviatoslav Richter : « Comme un arbre qui ploie sous le poids de ses fruits » ! L’Andante dolce, qui ouvre le premier mouvement, se charge d’un mystère inquiétant que dissipe la partie centrale Allegro moderato de ce premier volet. Nicholas Angelich, expert en la matière déploie ici une incroyable palette de couleurs, proche de celle de tout un orchestre symphonique. Le relativement court Andante sognante central se pare d’une élégance que l’interprète souligne avec tendresse. Le Vivace final retrouve le motorisme cher à Prokofiev. Néanmoins, rien de systématique ne caractérise sa construction. On admire l’incroyable variété des touchers, des couleurs, des rythmes convoqués par l’interprète. Nicholas Angelich se lâche finalement dans une coda diabolique qui conclut cette sonate sur un époustouflant délire des doigts. Aucune limite ne vient modérer le feu qui envahit un paysage ravagé.

Comment ne pas susciter l’enthousiasme après un tel engagement ? Longuement acclamé, le pianiste revient sur scène et nous gratifie de trois bis supplémentaires. Deux pièces de Chopin, une Mazurka et une Valse (la fameuse Valse opus 64, nº 1, connue sous le nom de « Valse minute » ou encore « Valse du petit chien » !) précèdent la sereine « Traümerei » (Rêverie) de Schumann. De quoi apaiser enfin l’excitation de cette soirée.

Ainsi s’achève donc cette belle 38ème édition de Piano aux Jacobins. Vive la 39ème !

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