Le quatuor à cordes est souvent une affaire de famille. Lorsque ce n’est pas le cas à la naissance de la formation, cela le devient avec la maturation. A l’image des quatuors composés par les frères Schubert, les frères Busch ou la fratrie des Hagen, un nouveau quatuor familial vient de voir le jour. Il réunit autour de Marie et Guillaume Chilemme, respectivement alto et premier violon, Matthieu Handtschoewerker, second violon, et Bruno Delepelaire, violoncelle. Le 24 juillet dernier, les quatre amis étaient les invités du 11ème festival Toulouse d’Eté pour une soirée qui marquera cette édition.
Les quatre compères, anciens élèves du Conservatoire de Paris, tous passionnés de musique de chambre, ont décidé de lier leurs talents et de fonder, en 2010, le Quatuor Cavatine. Titulaire de quelques grands prix internationaux, dont le prestigieux Concours International de Banff au Canada, l’ensemble réunit donc, outre Guillaume et Marie Chilemme, déjà bien connus chez nous pour leurs grandes qualités intrinsèques, Matthieu Handtschoewerker, violon cosoliste à l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, et Bruno Delepelaire, premier violoncelle solo de la Philharmonie de Berlin. Excusez du peu !
Le choix du programme de leur concert toulousain dénote à la fois l’attachement de ces tout jeunes musiciens au grand répertoire du quatuor à cordes, genre musical aussi passionnant qu’exigeant, et leur curiosité dans l’élargissement de ce riche domaine. Ainsi figure, entre deux des plus grands chefs-d’œuvre classiques du genre signés Mozart et Beethoven, un œuvre rarissime du compositeur arménien d’aujourd’hui Tigran Mansurian.
Le Quatuor Cavatine. De gauche à droite : Guillaume Chilemme, Matthieu Handtschoewerker, violons, Marie Chilemme, alto, Bruno Delepelaire, violoncelle
– Photo Classictoulouse –
Sous les étoiles du cloître des Jacobins, les premières mesures du quatuor en ré mineur K 421 de Mozart, qui ouvre la soirée, donnent toute la mesure des qualités impressionnantes de cet ensemble. Non seulement les spécificités de chacun, sa sonorité et son jeu, se manifestent clairement, mais la cohésion et les équilibres de l’ensemble atteignent un niveau superlatif. Les musiciens abordent cette très sombre partition de Mozart avec une profondeur émouvante. Tout l’Allegro initial bruisse d’échos qui évoquent irrésistiblement Beethoven. Plutôt que de dire qu’il annonce Beethoven, ce mouvement pourrait bien constituer une généreuse source d’inspiration pour ce dernier. De l’élégiaque Andante qui suit, les interprètes « gèrent » les silences à la manière de Schubert. Dans le traditionnel Menuetto, le premier violon fait du trio central une sorte de rêve éthéré très impressionnant. Une fièvre dramatique imprègne tout le final dont la transparence de la structure reste néanmoins toujours parfaitement lisible.
Composé en 1983-84 par l’Arménien Tigran Mansurian, le quatuor n° 1 constitue, pour la plupart des auditeurs, une magnifique découverte. Son écriture tonale flirte cependant souvent avec l’atonalisme. Les trois volets de cette partition fortement expressive possèdent leurs caractéristiques propres. Le premier mouvement, d’une profonde noirceur, n’est pas sans évoquer certaines partitions écrites pour le même dispositif par Dimitri Chostakovitch. Un épisode dans lequel s’impose un rythme implacable « à la Bartók » lui succède, alors que le final, d’une belle richesse d’écriture, alterne la sérénité d’un choral avec une profonde résignation. Oui vraiment une belle découverte que les interprètes, comme l’indique Guillaume Chilemme, auront bientôt l’occasion de jouer devant le compositeur lui-même. Une chance rarissime !
Le sublime quatuor n° 13 de Beethoven occupe toute la seconde partie de la soirée. Avec une audace bienvenue ces jeunes musiciens s’attaquent ainsi à l’Himalaya du quatuor à cordes. Audace d’autant plus grande qu’ils choisissent de jouer la version originale dont le final n’est autre que la Grande Fugue. On se souvient que devant l’incompréhension de ses contemporains, Beethoven a dû remplacer cet épisode révolutionnaire par un final plus conventionnel. Passionnés, les interprètes s’engagent dans cette partition comme si leur vie en dépendait. Pas un seul instant la tension ne se relâche. Le combat qui anime le premier des six mouvements oppose les atmosphères, mêle l’espoir et la lutte. Les trois mouvements qui suivent, plus courts que les autres, permettent d’aborder sur des rives moins tourmentées, même si certains rythmes frénétiques viennent animer un discours toujours sur les cimes. Le cœur sensible de toute l’œuvre, son point d’émotion suprême, porte le nom étrange de Cavatine. On comprend là l’origine du nom que les quatre musiciens ont choisi pour leur ensemble. La lente montée du thème initial, admirablement construite ici, plonge au plus profond de l’expression. Les lents battements d’un cœur meurtri, comme un murmure plaintif, serrent la gorge de tout auditeur sensible. Il s’agit là d’un miracle dont seule la musique est capable.
Il reste aux interprètes à affronter avec courage cette Grande Fugue visionnaire qui reste un trésor unique dans toute l’Histoire de la musique. Encore une fois, les quatre musiciens se lancent ici dans l’aventure avec l’énergie du désespoir. Chaque épisode de cette course à l’abîme prend des proportions volcaniques. Jusqu’aux derniers accords assénés avec rage, une exaltation sans limite anime cette formidable interprétation.
Une ovation unanime et tellement justifiée remercie une telle implication totale des interprètes. Voici à n’en pas douter que se révèle un nouveau quatuor avec lequel il faut désormais compter. Bravo à tous !