Pour la première semaine de sa 40ème édition, Piano aux Jacobins frappe fort. Le festival offre au public la venue de deux authentiques talents du clavier. Pour son récital d’ouverture, le 6 septembre, le grand Christian Zacharias associait Bach et Haydn en un dialogue étonnant et jouissif. Le lendemain, le jeune Alexandre Kantorow, tout auréolé de son récent Prix Tchaïkovski, proposait un bouquet de partitions diverses, brillamment agencées et interprétées. Une belle introduction à cette édition « historique » du plus ancien festival français consacré au piano.
Christian Zacharias, le maître
Christian Zacharias occupe une place à part parmi les grands musiciens d’aujourd’hui. Le terme de musicien le caractérise mieux que celui, plus réducteur, de pianiste. Car en effet cet artiste, allemand né en Inde, est également un brillant chef d’orchestre. Est-ce cette double activité qui confère à son jeu une telle palette de couleurs ?… Ayant tissé avec Toulouse, et surtout avec Piano aux Jacobins, des liens profonds, sa venue dans le cloître est toujours une fête.
Christian Zacharias – Photo Classictoulouse –
Dans la belle salle capitulaire, il anime cette fois un programme musical plein de finesse et d’intelligence. Deux pièces de Johann Sebastian Bach et trois sonates de Joseph Haydn, intimement entremêlées, mettent à jour un dialogue profond entre la période baroque et le classicisme triomphant. Rigueur et subtilité caractérisent son approche des deux styles. De Haydn, le pianiste dévoile les aspects les plus fondamentaux comme les plus cachés. Ainsi, dans la sonate n° 32 en sol mineur (Hob. XVI 44) il sait comme personne percevoir et exprimer ce sourire voilé de larmes que la tonalité mineure lui confère. Dans la sonate n° 31 en la bémol majeur (Hob. XVI 46), la tendresse du deuxième volet succède à la volubilité du premier mouvement, avant de céder la place à un final pétillant de joie.
Entre ces deux sonates, la Suite française n° 5 en sol majeur BWV 816, de Bach, éclaire un paysage jubilatoire d’une lumière solaire. Christian Zacharias en souligne la polyphonie touffue et sans hiatus avec les deux partitions de Haydn qui l’entourent.
La seconde partie de soirée apporte un autre éclairage à ce dialogue. La Partita n° 3 en la mineur BWV 827 émane du Bach de l’esprit. Le Cantor de Leipzig y élabore une sublime architecture que l’interprète construit avec rigueur et fidélité. Le contraste n’en est que plus flagrant avec la sonate n° 62 en mi bémol majeur Hob. XVI 52, l’ultime composée en 1794 par Haydn, qui conclut ce programme. Comme l’anime l’interprète avec passion, on y entend déjà ici la fougue, l’élan du jeune Beethoven. Le mouvement révolutionnaire du Sturm und Drang s’y épanouit clairement. Son lyrisme et sa modernité ouvrent la voie au romantisme.
Les applaudissements chaleureux du public ramènent l’interprète sur scène où il offre de jouer « une douzaine de bis » en une fois ! Il s’agit en fait des 12 Variations sur le ballet russe extrait de l’opéra « Das Waldmädchen » du compositeur tchèque Paul Wranitzky, variations WoO 71 signées… Ludwig van Beethoven ! La boucle est bouclée.
L’irrésistible énergie musicale d’Alexandre Kantorow
Né en 1997 dans une famille de musiciens (ses deux parents sont violonistes et son père est également chef d’orchestre) Alexandre Kantorow connait un fulgurant début de carrière. Ce jeune pianiste a commencé à se produire très tôt en France et dans le monde. Il vient donc de remporter, à l’âge de 22 ans, le Premier prix et la médaille d’or du plus prestigieux des concours de piano, le Concours international Tchaïkovski. De plus Alexandre Kantorow est le premier Français à occuper ainsi le haut de l’affiche, depuis la création de ce Concours !
Alexandre Kantorow – Photo Classictoulouse –
Déjà présent aux festivals Piano aux Jacobins 2015 et 2017, il était également l’interprète de Tchaïkovski à la Halle aux Grains en février dernier. Le voici donc de retour dans un cloître des Jacobins plein à craquer d’un public curieux de découvrir ou redécouvrir un artiste hors norme.
Ecrire que ce public n’a pas été déçu serait un euphémisme ! Une ovation debout (rarissime en ce lieu) a en effet salué la prestation du jeune artiste. L’intelligence et la subtilité du musicien transparaît déjà dans la composition de son programme. Le cœur de cette soirée est consacré à deux sonates jumelles de jeunesse de Beethoven et de Brahms, toutes deux affectées du numéro 2 et de l’opus 2. Cela ne s’invente pas ! Deux pièces incandescentes font office d’introduction et ce brillant voyage s’achève sur un Nocturne de Gabriel Fauré.
La passion qui anime le pianiste, visiblement habité par la musique, explose dès la Rhapsodie en si mineur op. 79 n° 1 de Brahms, jouée tout feu tout flamme avec une belle exaltation juvénile, tout en déployant une large gamme de nuances. La 12ème et dernière des Etude d’exécution transcendante, de Liszt, intitulée Chasse neige, donne la mesure de l’extraordinaire virtuosité du pianiste. Cette pièce est un défi technique pour tous les « broyeurs d’ivoire ». L’interprétation d’Alexandre Kantorow ne se limite pas à cet aspect de l’œuvre. Il en exalte la puissance expressive et la poésie, tout en déchaînant une véritable tempête.
La Sonate n° 2 en la majeur de Beethoven, dédiée à Joseph Haydn, est l’œuvre d’un jeune homme fougueux et imaginatif. C’est bien ainsi que la conçoit l’interprète. Ferveur et nuances caractérisent son exécution très personnelle. Il anime ainsi cette partition étonnante, de la vitalité de l’Allegro initial à l’ardeur juvénile du final, en passant par la marche implacable du Largo appassionato.
En écho, l’autre Sonate n° 2, en fa dièse mineur, de Brahms (en fait la première écrite par le jeune et bouillant compositeur, découvert et admiré par Robert Schumann) brosse un portrait juvénile de celui qui deviendra ce beau vieillard barbu et imposant. La sève créatrice qui irrigue les quatre mouvements inspire à l’interprète une énergie bouillonnante communicative. Là encore, vigueur et nuances construisent une vision passionnante et passionnée de la partition.
Fauré, avec son Nocturne n° 6 en ré bémol majeur, calme un peu le jeu. Un fervent lyrisme en soutient néanmoins le déroulement, excluant toute affectation. La poésie de Fauré se fait ici ardente.
L’enthousiasme du public incite la pianiste à offrir deux bis généreux. Dans le final du ballet L’Oiseau de feu de Stravinski, Alexandre Kantorow, déployant les plus riches couleurs instrumentales, donne l’impression magique d’un orchestre au bout des doigts… La Méditation de Tchaïkovski conclut vraiment cette soirée sur un certain apaisement que le public salue donc avec gratitude.
Sans aucun doute, une longue et brillante carrière s’ouvre devant le jeune pianiste.