Après le sublime épisode chambriste offert par le Quatuor Modigliani le samedi 8 juillet 2023 en ce même lieu, voici qu’une soirée consacrée au cycle brahmsien de La Belle Maguelone nous fait à nouveau décoller vers des horizons où le merveilleux le dispute au romantisme le plus pur. Et quoi de plus romantique que le récit de Ludwig Tieck (1773-1853), une histoire nous contant les amours chevaleresques de Pierre de Provence et de Maguelone. Cet amour résistera au temps et aux tempêtes qui ne manqueront pas de se dresser devant eux. Imaginez ! Des anneaux d’or volés par un corbeau dont la poursuite entraînera Pierre en haute mer, sa capture par des pirates qui l’offriront en cadeau à un sultan. La fille de ce dernier, Salima, en tombera follement amoureuse, mais finalement tout se terminera par un happy end. Selon la formule, Pierre et Maguelone vécurent heureux… Des dix-huit poèmes de ce récit, Brahms en retiendra quinze. Ce sont eux qui forment l’épine dorsale littéraire du cycle La Belle Maguelone, dont la composition s’achèvera en 1868. Chaque lied, l’un n’étant pas rattaché directement à l’autre, est un véritable mini-opéra, le piano jouant ici le rôle d’un orchestre. L’habitude a été prise, et c’est une bonne chose, de relier malgré tout ces quinze lieder par un récit parlé les situant au cœur du « roman ». Et l’on ne peut que saluer cette tradition remontant à la fin du 19e siècle, tant elle participe au plaisir et à la compréhension de cet ouvrage.
En cette soirée du 9 juillet, Julien Martineau, directeur artistique du Festival de Toulouse, a invité, pour ce faire, la présentatrice tv Claire Chazal. Soulignons ici sa participation à ce concert, tout sauf inutile, voire purement people. C’est avec beaucoup d’attention et d’émotion qu’elle a inséré ses interventions dans le discours autant vocal que musical et dansé. Dansé car, et c’est assez original, le personnage de Pierre est « doublé » par un danseur dont la mission est de faire écho visuellement aux affects du chanteur. Vincent Chaillet, ancien et brillantissime Premier danseur de l’Opéra de Paris, s’est livré corps et âme à cet exercice difficile, imposant au cours de la soirée sa présence virilement féline autant que désespérément amoureuse et enthousiaste.
Nous connaissons les affinités électives d’Adam Laloum avec Johannes Brahms. De multiples concerts et enregistrements en sont les témoins. Ses partenaires d’un soir pouvaient-ils rêver d’un complice pareil ? Même pas ! Son jeu alliant fluidité et transparence, conjuguant héroïsme et rêverie, s’épanouit dans des accents d’un lyrisme donnant parfaitement le ton à ce Moyen-Âge de contes et légendes. Petite surprise, l’un des lieder, souvent chanté par une cantatrice car il vient de Salima, la fille du Sultan, est remplacé ici par le mélancolique Premier Intermezzo opus 117, de Johannes Brahms bien sûr. Une belle substitution dramatico-musicale particulièrement subtile et adroite.
A tout seigneur… C’est le baryton-basse français Edwin Crossley-Mercer qui se mesure, mais ce n’est pas la première fois, à cette exigeante partition. Sa voix superbe, au timbre automnal, d’une parfaite homogénéité, et vu l’ambitus requis la chose est primordiale, sait à la fois se plier aux élans chevaleresques, puissants, héroïques de Pierre de Provence, tout comme elle se contient en d’infinies nuances alors que Pierre évoque ses douleurs et son désespoir. Et tout cela avec une science de la coloration qui fait de son interprétation un modèle d’émotion. Soulignons combien, « malgré » la présence active de son double chorégraphié, Edwin Crossley-Mercer n’hésite pas à incarner également physiquement le preux chevalier en proie à ses multiples tourments.
Vous l’avez compris, une soirée enthousiasmante, longuement applaudie, qui a permis à de nombreux mélomanes de découvrir ce chef-d’œuvre d’un art du lied ici à son apogée.
Robert Pénavayre
