Une fois de plus, Alain Lacroix, le directeur artistique du festival Toulouse d’été, a visé juste. Inviter François Dumont à jouer l’intégrale pour piano seul de Maurice Ravel a abouti à la révélation d’une interprétation somptueuse, saluée comme il se doit par une ovation unanime du public. Cet accueil enthousiaste rejoint celui qu’a reçu la récente version discographique de cette intégrale de la part des critiques spécialisés. Deux concerts successifs ont ainsi permis au jeune pianiste français de se hisser sur les plus hautes cimes de l’art subtil d’un compositeur aux multiples facettes.
François Dumont possède un palmarès impressionnant. A l’aube de ses trente ans voici un artiste qui cumule les distinctions de lauréat d’épreuves internationales prestigieuses comme le Concours Reine Elisabeth de Belgique, le Concours Chopin de Varsovie, le Concours International de Cleveland (USA), le Concours Clara Haskil (Suisse), le Concours Hamamatsu (Japon), le Concours Top of the World (Norvège) ainsi que les Piano Masters de Monte-Carlo ! Rien d’étonnant à cela. François Dumont a reçu les conseils de Leon Fleisher, Murray Perahia, Menahem Pressler, Dimitri Bashkirov, Fou Ts’ong ou encore Andreas Staier.
Il s’est ainsi forgé une personnalité musicale d’une étonnante acuité ainsi qu’une technique d’une telle perfection qu’elle sait se faire oublier. « Son » Ravel enchante par son élégance, son intensité, sa poésie, et peut-être surtout par sa flexibilité. Voici un interprète qui adapte son toucher, ses couleurs, son jeu à chaque partition. Cette science de caméléon se révèle particulièrement légitime dans l’œuvre multiforme du compositeur basque. En outre, le pianiste a su sélectionner, organiser cette somme pianistique suivant ses deux concerts idéalement présentés à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines.
La session de 19 heures regroupe les opus plongeant leurs racines dans le classicisme qui passionnait Ravel. De la Sonatine au Tombeau de Couperin, ce répertoire brille comme un diamant. Le toucher du pianiste se fait précis, clair, dense et d’une élégante rigueur. Dans la Sonatine, la grâce légère du jeu ne se laisse affecter par aucun chichi. Tout cela coule avec naturel. Trois menuets, certains très rarement joués comme ce bref « Ut dièse », traduisent joliment le sens du pastiche cher à Ravel. Le plus connu des trois, le Menuet antique s’impose ici avec une fermeté bienvenue. Quant aux fameuses Valses nobles et sentimentales, sorte de synthèse des deux recueils éponymes schubertiens, elles revêtent ici une intensité rare. L’interprète en rapproche l’atmosphère inquiétante de celle qui prévaut dans le célébrissime poème chorégraphique La Valse : du rêve au vertige.
François Dumont, interprète privilégié de Maurice Ravel
– Photo Classictoulouse –
Nostalgique mais toujours lucide dans la Pavane pour une Infante défunte, le jeu du pianiste s’habille de contrastes dans A la manière de Chabrier et A la manière de Borodine. Le premier de ces pastiches ressemble d’ailleurs à une poupée russe. En effet, Ravel y caricature Chabrier… caricaturant Gounod dans une reprise de l’air de Siebel, extrait de son Faust : « Faites-lui mes aveux » ! Enfin une splendide exécution du Tombeau de Couperin vient conclure cette première partie. François Dumont en oppose brillamment les six épisodes. Fiévreux dans le Prélude, solennel dans la Fugue (absente de la version orchestrale), son jeu délivre un Menuet d’une touchante tendresse alors qu’une sorte de tragédie émerge de la Toccata finale.
Le second concert de 21 h 30 réunit les chefs-d’œuvre absolus du compositeur. L’un des sommets de toute la production ravélienne, le fameux cycle des Miroirs, ouvre la soirée sur le langage le plus « avancé » qui soit. A l’incroyable Noctuelles, comme atonal, succède l’épisode fascinant d’Oiseaux tristes. Le pianiste trouve dans Une barque sur l’océan une fluidité éblouissante, alors que l’Espagne rêvée d’Alborada del gracioso, déploie ses couleurs et ses ombres. Deux raretés, la Sérénade grotesque et surtout la surprenante Parade, évoquent l’esprit frondeur et caustique de Ravel. La Parade, en particulier, sorte de suite de danses foutraques ressemble à un éclat de rire.
Au très bref Prélude, succède l’une des partitions les plus symboliques de Ravel, ses Jeux d’eau. La magie de cette pièce, indéniablement liée au mouvement impressionniste, est ici magnifiée par la limpidité aquatique du toucher de François Dumont. Une vraie merveille ! Et c’est enfin le chef-d’œuvre absolu du compositeur, ce Gaspard de la nuit, traduction musicale du recueil de poèmes en prose d’Aloysius Bertrand. D’une implacable difficulté technique, ce triptyque résonne comme une peinture d’atmosphères. Le premier volet, Ondine, prolonge en quelque sorte la fluidité liquide de Jeux d’eau. Le pianiste y ménage un crescendo éblouissant. Dans Le Gibet, le temps est suspendu à cette macabre pédale de si bémol, image sonore du glas. Le jeu de l’interprète hypnotise l’auditeur comme fasciné par l’évocation nocturne. L’impitoyable Scarbo conclut ce programme sur l’explosion du fantastique. François Dumont envahit tout le clavier avec une rage formidablement maîtrisée, ce qui lui confère une intensité décuplée. Le cœur bat plus vite, la respiration s’accélère !
Le concert aurait pu s’arrêter là. Mais l’ovation est telle que le pianiste propose un supplément de luxe : la version pour un seul piano du poème chorégraphique La Valse, dont le pianiste estime qu’il s’agit là d’une esquisse plutôt que d’une vraie partition aboutie comme l’est la version pour deux pianos. Eblouissante vision de François Dumont qui donne l’impression de posséder quatre mains.
Après l’intégrale Debussy donnée en 2012 par Philippe Cassard dans le cadre de ce même festival, cette intégrale Ravel marquera l’édition 2015.