« La zarzuela est la plus authentique manifestation du théâtre musical espagnol » Josep Pons. Tout est dit dans ce propos de l’immense maestro, directeur musical du Gran Teatre del Liceu. Que ce soit une œuvre appartenant au genero grande ou au genero chico, la différence n’étant qu’une question de durée, la zarzuela n’adopta jamais la forme opéra mais plutôt des formats communs et populaires d’autres genres comme le singspiel, l’opéra-comique, l’opérette viennoise ou sa consœur française. Avec les terribles difficultés en découlant, notamment la présence de texte parlé. Quant aux difficultés vocales, rappelons, si nécessaire et à titre d’exemple, que La Flûte enchantée et L’Enlèvement au sérail de W A Mozart sont des singspiels… Grâce à la zarzuela, la langue espagnole rencontre sa musique naturelle, nous confiait également Josep Pons au cours de l’entretien qu’il accordait en 2014 à Classictoulouse. Aussi n’y a–t-il rien d’étonnant à ce que des chanteurs tels que Placido Domingo, Alfredo Kraus, José Bros, Pilar Lorengar et bien d’autres aient participé à la gloire du genre au 20e siècle. Sans oublier leurs confrères latinos, qu’ils soient péruviens, argentins, chiliens ou colombiens.
Rien donc aussi de plus naturel que le festival de Peralada consacre cette soirée du 26 juillet 2024 à ce genre lyrique. Oriol Aguila, directeur artistique de cette manifestation, a invité pour ce récital un duo… étonnant. D’un côté la soprano bulgare Sonya Yoncheva, sublime Norma, Butterfly, Mimi…, de l’autre, le ténor andalou Ismael Jordi. Deux mots sur celui-ci car, si la première nommée viendra faire ses débuts capitolins au mois d’octobre prochain dans Didon et Enée (Henry Purcell), par contre, le Capitole a eu le plaisir d’applaudir à plusieurs reprises Ismael Jordi, notamment en 2006 dans le Rinuccio de Gianni Schicchi (Giacomo Puccini), puis en 2007 dans le Fernando de Dona Francisquita (Amadeo Vives) et en 2008 dans le Chanteur italien des reprises du Rosenkavalier (Richard Strauss). Sans oublier un Midi du Capitole entré dans l’histoire du Théâtre du Capitole au cours duquel, accompagné par Robert Gonnella au piano, il termina son récital par une Furtiva lagrima qui mit le public dans un état de transe indescriptible. Aujourd’hui alternant grand répertoire italien, dont les ouvrages d’une difficulté majeure de Gaetano Donizetti, Ismael Jordi chantera bientôt La traviata (Giuseppe Verdi) au Covent Garden de Londres.
C’est Sonya Yoncheva qui a initié l’idée non seulement de ce programme mais de s’associer à Ismael Jordi et au pianiste (remarquable faut-il souligner) Rubén Fernandez Aguirre. En 2023, ces trois artistes ont donné la première de ce programme à la Philharmonie de Sofia, en Bulgarie. Ce récital convoque les grands noms de la zarzuela : Pablo Sorozabal, Pablo Luna, Federico Moreno Torroba, Jacinto Guerrero, Pedro Miguel Marqués, Amadeo Vivés, Ruperto Chapi, Reveriano Soutullo et Joan Vert, Tomas Barrera et Rafael Calleja ainsi que Manuel Penella., des compositeurs ayant croisé les 19e et 20e siècles.
Si l’on veut bien faire l’impasse sur l’acoustique pour le moins compliquée de cette Eglise du Carmen, mais le public sait parfaitement à quoi il s’expose et, de toute manière, avant l’inauguration du nouvel auditorium, le festival ne dispose pas de plan B pour les récitals, ce qui est parvenu jusqu’à nos oreilles est flagrant. D’une part une cantatrice hors pair, que se disputent les plus grandes scènes de la planète, mais ici accrochée à ses partitions et fondamentalement étrangère au genre. « Noche hermosa » extrait de Katiuska, la mujer rusa de Pablo Sorozabal ne se chante pas comme le « Casta Diva » de la Norma de Vincenzo Bellini. Ceci n’est qu’un exemple et nous n’irons pas plus dans le détail. Toute la beauté de ce timbre de miel, toute la science belcantiste de la cantatrice, son affection pour la langue et la culture espagnole, ne peuvent cacher la méconnaissance du phrasé très particulier qui anime la prosodie vocale des zarzuelas. Pas plus que de grands jetés de bras pour ajuster de longues mèches rebelles ne peuvent remplacer l’émotion qui doit naître des couleurs de la voix, de son grain, de son timbre, de ses dynamiques et de ses nuances. Sans aucune surprise, tout cela et bien plus encore, Ismael Jordi le dispense avec une gourmandise, une passion, une générosité qui en font le triomphateur indiscutable de cette soirée. A lui la palme de l’engagement dramatique, un engagement qui sait se magnifier de diminuendos vertigineux, d’éclats d’une aveuglante virilité. Et quel souffle, quelle longueur de phrasé ! Le public ne s’y est pas trompé ! Trois bis à vrai dire inattendus : la Habanera de la Carmen de George Bizet en clin d’œil sans conséquence majeure de Sonya Yoncheva à l’Espagne, suivi du célébrissime Rossignol extrait du Chanteur de Mexico de Francis Lopez par un Ismael Jordi en passe de faire fondre sur place toute la gent féminine du Castel de Peralada, la soirée s’achève par un Granada à deux voix et surtout par le souvenir que l’on emporte d’un immense ténor conjuguant à la perfection dans sa carrière de multiples répertoires mais sachant donner à chacun la plus grande expression de son talent et le plus profond de son âme. Un artiste loin de son pupitre mais près du public, Ismael Jordi a su faire palpiter le cœur même de la zarzuela.
Robert Pénavayre
Photos : Miquel Gonzalez