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Exaltante rentrée pianistique

Chaque saison musicale toulousaine s’ouvre sur le foisonnant festival Piano Jacobins qui apporte son lot de confirmations et de découvertes. Le 3 septembre, date du concert d’ouverture de cette 34ème édition, coïncide cette année avec celle de la rentrée scolaire. Rien de scolaire pourtant dans cet événement qui devait permettre au public fidèle de retrouver un véritable mythe du clavier, le touchant Menahem Pressler. Quelques problèmes de santé, heureusement sans gravité, l’ont empêché, à son grand regret, d’être présent. C’est à l’Argentin Nelson Goerner, lui aussi bien connu et apprécié des mélomanes toulousains, qu’échoit la tâche, non pas de remplacer Menahem Pressler, mais de s’y substituer.
Apportant avec lui un programme exigeant et profond, Nelson Goerner montre une fois de plus ce soir-là la profondeur de sa musicalité et l’originalité de son talent d’interprète. Mozart, Schumann et Schubert sont ici abordés avec la personnalité qui est la sienne. L’étonnante sonate en mi bémol majeur K 282, de Mozart, ouvre la soirée sur un étrange et bel Adagio que le pianiste laisse couler comme une eau bienfaisante. Pensive et tendre, comme ponctuée de soupirs émouvants, l’interprétation de Nelson Goerner enchaîne avec les deux Menuets qui composent le deuxième volet, élégance et finesse de dentelle, pour conclure sur l’Allegro joyeux et pétillant d’un Mozart de dix-huit ans. Belle entrée en matière d’un concert qui confronte en outre deux grands génies de la confidence musicale.

Le pianiste argentin Nelson Goerner à l’issue du concert d’ouverture du 34ème festival

Les Kreisleriana op. 16, huit pièces composées par Schumann à l’intention de Chopin, constituent un chef d’œuvre d’invention, de virtuosité, de contrastes, imaginé par un jeune homme de vingt-huit ans, amoureux fou de celle qui sera finalement sa compagne, Clara Wieck. L’interprète se lance dans le tempête du premier volet (intitulé, ce n’est pas pour rien, Extrêmement agité) avec une fougue communicative. Le portrait en filigrane de Johannes Kreisler, ce caractère inquiétant de E. T. A. Hoffmann, évoque à lui seul la dualité entre Eusebius et Florestan, les deux figures inventées par Schumann pour incarner les deux aspects de sa propre personnalité. Une grande liberté caractérise la vision que développe Nelson Goerner. Une liberté faite de profondes respirations entre les plages de sourire, de révolte, d’angoisse, de profond lyrisme. L’extrême fin de l’œuvre laisse planer comme une menace insidieuse, conduisant ce thème à la fois inquiétant et ironique vers les profondeurs d’un clavier par ailleurs investi avec flamme.

Toute la seconde partie de la soirée est consacrée à la sonate n° 23 en si bémol majeur D 960 opus posthume de Schubert, cette ultime partition qui représente comme le bilan d’une vie, l’aboutissement d’un génie musical sans égal. L’interprète développe cette vaste méditation comme un cycle de lieder. Le premier thème, d’une immense nostalgie, pourrait en effet être issu du Voyage d’hiver et plonger son désespoir, son sourire à travers les larmes, dans l’expression poétique. Nelson Goerner confère à ce long voyage un caractère et un éclairage très personnels. La diversité des expressions reste la règle. Il sait en outre faire chanter les motifs d’une incroyable beauté qui caractérisent si fortement l’art de Schubert. Tout le premier mouvement, ses résignations, ses révoltes, ses drames, est ici joué dans sa diversité extrême avec une liberté qui découle d’une absolue sincérité. Au tragique Andante, profond et désespéré, succède cet Allegro vivace léger comme un souffle de soulagement. L’ambigüité évidente du final subsiste dans l’interprétation de Nelson Goerne. Joyeux le thème initial ? Pas vraiment. Inquiet plutôt sous l’allure d’une chevauchée incertaine qui semble se dérégler finalement jusqu’à la coda qui balaie le paysage hivernal d’un violent coup de vent. L’interprète fait sien le propos de Schubert.

Rappelé ardemment par un public enthousiaste, le pianiste offre encore trois bis dont la sublime Estampe de Debussy, « La soirée dans Grenade », ivre de couleurs, la 4ème Etude de l’op. 10 de Chopin, et le paisible Nocturne de Paderewski. De quoi ramener la sérénité avant le sommeil…

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