Le 25 septembre dernier marque le retour dans la salle capitulaire du cloître des Jacobins de la grande dame du piano. Cette habituée de la scène musicale toulousaine possède un sens profond de la redécouverte du grand répertoire. Le choix de ses programmes de récital l’amène souvent à se focaliser sur un seul compositeur, comme pour éviter toute dispersion stylistique. En 2017, dans ce même lieu, Elisabeth Leonskaja avait opté pour un programme Schubert. Cette année, elle place très haut la barre de l’exigence en consacrant son concert aux trois dernières sonates de Beethoven. Une performance exceptionnelle saluée chaleureusement par un public nombreux et conquis.
Cette trilogie finale constitue pour la littérature de l’instrument un aboutissement ultime. Thomas Mann, ce grand écrivain moderne de la décadence, passionné de Beethoven, a d’ailleurs qualifié l’ultime opus 111 d’une formule qui a fait date, puisqu’il considère l’œuvre comme « l’adieu à la sonate ». Il faut un tempérament et une pratique musicale de l’envergure de ceux de la grande pianiste pour lancer un pareil défi.
Elisabeth Leonskaja au cloître des Jacobins – Photo Classictoulouse –
Elisabeth Leonskaja compte parmi les pianistes les plus célébrées, les plus recherchées de notre époque. Née d’une famille russe à Tbilissi en Géorgie, elle donna ses premiers concerts à l’âge de 11 ans. Son talent peu commun lui ouvrit les portes du Conservatoire de Moscou. Alors qu’elle y était encore étudiante, elle gagna des prix aux concours internationaux de renom : Enesco, Marguerite Long et Reine Elisabeth. L’évolution musicale d’Elisabeth Leonskaja a été marquée par sa coopération avec Sviatoslav Richter. En 1978, la pianiste quitta l’Union Soviétique pour s’établir à Vienne. Elle mène depuis, une carrière brillante basée sur la profondeur de ses approches musicales.
Son récital toulousain sort des normes habituelles. Elle décide en effet de jouer les trois sonates dans la continuité, sans la traditionnelle coupure d’un entracte. Elle en assume avec panache l’endurance et s’abstient de répondre à l’enthousiasme final du public par l’habituel cortège de bis. Seul compte le message musical porté par ces trois géniales partitions. Il n’y a en effet rien à ajouter !
Dès les premières notes de la Sonate n° 30 en mi majeur, opus 109, le ton naturel de son jeu, l’absence de toute affectation, une sorte de vérité émanent de son interprétation. Il semble n’y avoir aucun intermédiaire entre l’œuvre et l’auditeur. Les trois volets de la partition se complètent profondément. A l’énergie étrange du Vivace initial succède la violence de la lutte intérieure du Prestissimo. Le volet final, notamment au travers des incroyables variations qui le concluent, explore toutes les facettes de l’expression et de l’imagination. Tendresse et révolte se partagent cette émouvante prière.
Elisabeth Leonskaja à l’issue du concert – Photo Classictoulouse –
Avec la Sonate n° 31 en la bémol majeur, opus 110, l’interprète nous raconte une histoire touchante. Son Moderato cantabile initial touche au plus profond. Les grands contrastes de l’Allegro molto central opposent à l’inquiétude des questions la violence des réponses. Le final atteint ici des sommets d’émotion. La partie Adagio soulève le voile, atteint les couches les plus profondes de l’inconscient, insiste sur l’essentiel par ses notes répétées. Elle conduit enfin à cette ascension vers la lumière que trace la fugue finale. Une trajectoire qui donne les larmes aux yeux, tant l’interprète la conduit à l’essentiel.
L’ultime volet de ce triptyque, le fameux opus 111, explose la structure traditionnelle de la sonate. Sa complexité, jusque-là inédite, se résout en deux mouvements seulement. Elisabeth Leonskaja prend littéralement possession du clavier sur le triple élan par lequel Beethoven ouvre le Maestoso initial. Un torrent musical dévale alors ce mouvement passionné, interrompu un temps par le lyrisme de l’Allegro con brio ed appassionato. Là encore le second et dernier volet, d’un incroyable foisonnement, bouleverse au plus haut point. La sérénité de l’Arietta conduit aux plus étonnantes variations qui soient. L’une d’entre elles, incroyablement syncopée, porte à croire que Beethoven inventa ici le jazz ! Puis la multiplication des trilles, simples devenus doubles puis triples, formidablement maîtrisés par l’interprète, confèrent à ce final un scintillement inouï. Enfin, comme l’écrit le grand compositeur André Boucourechliev « Un ultime rappel de la cellule vitale de l’Arietta, une infime transformation chromatique de sa mélodie, scellent l’adieu et s’ouvrent sur le silence des profondeurs. » On a du mal à émerger d’une telle évocation de fin du monde. La fin d’un monde et le début d’un autre… Tout est dit.