« Nul n’est prophète en son pays ». A l’évidence, cet aphorisme évangélique ne s’applique absolument pas à Bertrand Chamayou qui vient de recevoir une ovation enthousiaste lors de son récital du 9 septembre donné dans le cadre du festival Piano aux Jacobins. La 41ème édition de cette rencontre internationale se poursuit avec succès dans le cloître qui l’héberge et qui connaît toujours le même engouement d’un public passionné, même si les conditions d’accueil se trouvent affectées par les circonstances sanitaires.
Personne n’ignore plus l’origine toulousaine de l’un des grands pianistes d’aujourd’hui. S’il parcourt le monde avec les réussites que l’on sait, Bertrand Chamayou renoue régulièrement avec sa ville de naissance. Ainsi, au cours de cette saison musicale, il sera de nouveau à l’affiche aux côtés de l’Orchestre national du Capitole et de Tugan Sokhiev dans le Capriccio de Stravinski. Pour l’heure, il présentait ce 9 septembre dans le cloître des Jacobins un programme original associant Claude Debussy, Maurice Ravel et Franz Liszt.
La tonalité générale de cette soirée témoigne de l’engagement toujours aussi intense de l’interprète. Energie maîtrisée, richesse des couleurs pianistiques, alternance de poésie et d’éclat caractérisent le jeu de Bertrand Chamayou. La soirée s’ouvre sur un choix heureux de trois pièces de Debussy, compositeur abordé ici sans complaisance évanescente. Dans La cathédrale engloutie (Livre I des Préludes), la science des crescendos et des décrescendos anime la pièce. Après l’énigmatique La terrasse des audiences du clair de lune, comme interrogative, le fameux Feu d’artifice (Livre II des Préludes) porte bien son nom. Les explosions lumineuses alternent avec la subtilité des échos lointain, comme cette allusion fugitive à La Marseillaise.
Bertrand Chamayou au cloître des Jacobins – Photo Classictoulouse –
Avec Ravel, le pianiste retrouve un compositeur familier auquel il a d’ailleurs consacré une intégrale discographique passionnante. Les cinq Miroirs trouvent ici leur expression idéale. La subtilité de Noctuelle, la profonde poésie d’Oiseaux tristes bénéficient d’une belle palette de nuances. Alors que l’Alborada del gracioso déploie une profonde vitalité du rythme, La vallée des cloches conclut le cycle sur une rêverie sensible et évocatrice. J’ai volontairement gardé pour la fin la pièce n° 3, la plus évidemment intense, celle dans laquelle l’interprète semble le plus investi. Une barque sur l’océan entraîne l’auditeur dans un vertige, une houle irrésistible, néanmoins habitée ici d’une inquiétude sous-jacente : le risque de tempête, de naufrage ? Le cycle se conclut dans un silence impressionnant de l’ensemble du public, comme fasciné. Un silence qui prolonge la partition de façon organique.
La seconde partie de la soirée se consacre à Franz Liszt. Le lien avec le monde de Debussy et Ravel se manifeste très naturellement avec Jeux d’eau à la ville d’Este, comme une prémonition de l’impressionnisme (même si Debussy et Ravel n’accordaient aucune légitimité à ce lien). La virtuosité admirable du pianiste n’élude en rien la profondeur de l’interprète. La rupture, ou plutôt le contraste, s’avère frappant avec la Berceuse, pièce rarement jouée, peu démonstrative et qui distille une tendresse infinie, une touchante douceur que Bertrand Chamayou fait siennes. Le trio de pièces intitulé Venezia e Napoli conclut le programme sur ce supplément au recueil italien des Années de Pèlerinage. Ce titre regroupe trois évocations populaires à l’écriture très brillante : Gondoliera, Canzone et Tarentella. Le pianiste adopte ici l’accent transalpin et l’impressionnante technique qu’il y développe laisse bouche bée ! Tarentella, cette danse frénétique en particulier, déclenche une acclamation spontanée et tout aussi frénétique de l’ensemble du public.
Trois bis s’avèrent nécessaires pour calmer l’ardeur de l’assistance. La Pavane pour une infante défunte ramène un peu de sérénité. Puis l’élégante Etude en forme de valse op. 52, de Saint-Saëns retrouve quelque excitation, alors que la soirée s’achève sur une curiosité d’une grande originalité. La pièce intitulée Good night du tchèque Leoš Janáček conclut paisiblement ce deuxième concert de la présente édition de Piano aux Jacobins.