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Ardente Reine Elisabeth

Elle surprend à chaque apparition. La grande Elisabeth Leonskaja, une fois de plus enrichit le festival Piano aux Jacobins de sa présence. Elle gratifie en outre le public fidèle de deux récitals dont les programmes, savamment composés et d’un éclectisme subtil, s’écoutent et se répondent.
Energie, finesse, élégance et détermination caractérisent les conceptions musicales d’Elisabeth Leonskaja. La limpidité de son jeu constitue un formidable atout. Architecte des plans sonores, elle restitue à chaque partition une lisibilité incomparable. Sous ses doigts, la plus complexe des polyphonies conserve sa clarté, sa transparence. Elle s’investit en outre de tout son corps, de tout son être dans chacune de ses interventions.

Les deux concerts adoptent une structure semblable. En préambule à une « grande » sonate romantique qui occupe la seconde partie, le premier volet entoure une œuvre de la 2ème Ecole de Vienne, de deux partitions « classiques ». Deux programmes copieux et intenses qui font de ces soirées des moments d’une rare intensité.

La grande pianiste Elisabeth Leonskaja pendant son récital du 26 septembre 2012

– Photo Jean-Claude Meauxsoone –

Le 26 septembre, le pivot de la première partie n’est autre que la sonate op. 1 d’Alban Berg. Pièce phare de la révolution atonale, néanmoins « officiellement » en si mineur, elle ouvre la voie à l’élargissement de la tonalité. Elisabeth Leonskaja en exalte le chromatisme comme hérité de « Tristan et Isolde », animant la partition de ses élans désespérés d’un lyrisme visionnaire, d’une flamme inextinguible. Le lien avec Schubert, qui précède et suit cette exécution, n’apparaît pas fortuit à la lueur de cette proximité, mais comme organique.

La sonate n° 4 en la mineur (parfois étiquetée n° 5), intensément poétique, cache sous ses abords léger une profondeur tragique inouïe chez un compositeur d’à peine vingt ans. L’interprète y puise une intensité faite de suggestions, d’allusions, de nostalgie, comme pour apaiser de vieilles blessures. L’Allegro quasi andantino sonne comme l’esquisse de ce que sera le sublime mouvement final de la grande sonate D 959.

Enfin, la sonate n° 15 en ut majeur (parfois mentionnée comme n° 17) titrée « Reliquie » est l’une de ces nombreuses œuvres laissées inachevées par Schubert. La pianiste développe ici un jeu d’une prodigieuse richesse, légitimement orchestral que l’œuvre semble appeler. Certains musicologues y voient l’ouverture vers ce que seront les cathédrales sonores de Bruckner.

La grande partition romantique de la soirée n’est autre que la sonate n° 3 de Brahms. De cette vaste fresque pianistique de jeunesse, l’interprète donne une image volcanique. Les profonds accords de l’Allegro maestoso évoquent l’orgue et l’Andante espressivo prend des allures de choral d’une ardeur irrésistible.

La première partie du concert du 27 septembre gravite cette fois autour des trois Klavierstücke (Pièces pour piano) op. 11 de Schönberg. Il s’agit là encore d’un des premiers manifestes d’affranchissement de la tonalité, lié encore à la tradition brahmsienne. Triptyque dramatique, inquiétant, dans lequel la pianiste exalte les jeux de timbres et de rythmes. La filiation avec la sonate n° 17 en ré mineur de Beethoven « La Tempête » qui suit n’est pas fortuite. Les convulsions du Largo Allegro initial n’ont pas dû laisser Schönberg indifférent. Elisabeth Leonskaja souligne la menace qui sourd de l’Adagio ainsi que la fausse douceur que laisse apparaître l’Allegretto final. Son interprétation radicale, volontaire réalise une véritable analyse musicale et expressive de cette partition admirable.

Précédant les Klavierstücke, la sonate en fa majeur KV 332, de Mozart ouvrait la soirée sur une tendresse quelque peu équivoque. Comme souvent chez Mozart, l’ambigüité règne en maître. Et la pianiste ne cache pas la fêlure qui pointe sous le sourire léger.

Avec sa sonate n° 2 en sol majeur, qualifiée de « Grande sonate »et qui conclut la soirée, Tchaïkovski aborde un territoire qui ne lui est pas vraiment familier. Ses vastes proportions et la succession de ses quatre mouvements en font une symphonie qui ne dit pas son nom. C’est d’ailleurs ainsi que l’aborde l’interprète. On croit y percevoir carillons, chorals de cuivres, développements polyphoniques complexes. Seul le Scherzo ménage une pause salutaire dans un déferlement sonore dont la rutilance n’échappe pas à la pianiste.

Le succès recueilli au cours de ces deux participations a incité la pianiste à accorder généreusement quelques bis malgré la consistance particulière de ses programmes. De la valse Frülingsstimme (Voix du printemps) de Johann Strauss au Nocturne n° 20 de Chopin, la Reine Elizabeth met un point final à ce cycle avec le très réjouissant Rondo op. 129 « Die Wut über den verlorenen Groschen »(Colère pour un sou perdu) de Beethoven, à l’issue duquel une ovation debout lui rend un légitime hommage.

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