Une ovation debout à l’issue d’une succession de six bis généreusement offerts, c’est ainsi que s’achevait cette soirée du 22 septembre au cours de laquelle Piano aux Jacobins recevait Arcadi Volodos. Le grand pianiste russe consacrait son récital à trois des compositeurs majeurs du romantisme : Schumann, Brahms et Schubert.
Né en 1972 à Leningrad (alors en Union soviétique), Arcadi Volodos touche pour la première fois un piano à l’âge de 8 ans. Il suit d’abord des études de chef d’orchestre au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Ce n’est qu’à l’âge de seize ans qu’il s’intéresse sérieusement au piano. Notons qu’en 1993, il vient en France pour étudier une année au Conservatoire de Paris avec Jacques Rouvier. Enfin, il travaille à l’École supérieure de musique Reine-Sophie à Madrid avec Dmitri Bashkirov. Doué d’une technique supérieure, Arcadi Volodos semble se situer dans la mouvance des grands virtuoses du passé comme Franz Liszt, Carl Tausig ou Vladimir Horowitz.
Les premiers accords qu’il plaque dans le cloître des Jacobins, ce soir-là, impressionnent immédiatement. Ce sculpteur d’un son ample et puissant reste néanmoins ouvert à toutes les nuances possibles. En outre, l’interprète sait parfaitement adapter son jeu au style, au compositeur, à l’œuvre qu’il aborde, fuyant ainsi toute possible uniformité d’exécution. Son toucher vigoureux produit en permanence une sonorité d’une grande richesse, comme en relief.
Le récital s’ouvre sur l’une des toutes premières œuvres de Robert Schumann, Papillons opus 2. Cette succession de douze danses miniatures, inspirée d’un roman de Jean Paul Richter est censée illustrer un bal masqué. L’apothéose du romantisme en quelque sorte. Le pianiste visite cette débauche de fantaisie avec une grande liberté de jeu. Les nuances les plus extrêmes, du fortissimo explosif au pianissimo à la limite de l’audible, confèrent à son interprétation cette spontanéité juvénile qui caractérise le Schumann de cette période. L’utilisation d’un rubato naturel et comme instinctif donne de la vie à ces rêveries foisonnantes.
Le grand pianiste russe Arcadi Volodos
– Photo Ali Schafler –
Tout autre apparaît l’œuvre suivante et son approche. S’il fut découvert et soutenu par Schumann, Johannes Brahms procède, dans sa production musicale, avec plus de « stabilité ». Les 8 Klavierstücke de l’opus 76 entremêlent quatre Capriccii pleins de fantaisie à quatre Intermezzi méditatifs. Sous les doigts d’Arcadi Volodos, les premiers accords résonnent comme les grandes orgues d’une église. La sonorité puissante du piano emplit complètement la salle capitulaire. Les alternances de caractère sont admirablement soulignées. Ainsi, le Capriccio en ut dièse mineur (pièce n° 5) éclate comme une tempête en pleine mer. Alors que l’Intermezzo en la majeur qui le suit témoigne d’une inquiétude fiévreuse. Le cycle s’achève sur la passion déchaînée du Capriccio en do majeur, apothéose sonore et expressive.
La seconde partie du concert, consacrée à l’avant-dernière sonate (en la majeur D. 959) de Franz Schubert, aborde un nouveau rivage. Cette partition de la dernière année du compositeur, la plus développée de ses sonates, génère une atmosphère d’extrême désespoir. On ne peut s’empêcher d’évoquer à son propos la mort prochaine qui va frapper le compositeur de 31 ans. Les premiers accords de l’Allegro initial surprennent par leur poids sonore. L’interprète va droit au but de la tragédie qui se joue, alternant les affirmations péremptoires et le doute qui s’insinue. L’Andantino atteint ici un sommet d’émotion. Comment ne pas évoquer la marche tragique du Wanderer (le voyageur) dans le Winterreise, ce Voyage d’hiver aux accents de tragédie humaine ? Sans complaisance aucune, l’interprète déroule ce chant sans parole que Brahms qualifiait avec justesse de « berceuse de la douleur ». L’épisode central de ce mouvement mêle la révolte à l’angoisse, avant le retour de l’inéluctable.
Le Scherzo qui suit tente d’étourdir le Wanderer sans y parvenir vraiment. L’Allegretto final, de vaste proportion, débute sur un semblant de résolution positive. Son développement, admirablement mis en scène par l’interprète, ne quitte pourtant jamais les rivages de la mort. Cette succession de silences qui interrompent l’énoncé du thème principal ne laisse aucun doute. La coda finale, tout enflammée qu’elle paraisse, ne masque rien de la tragédie.
Acclamé et rappelé par des applaudissements nourris, Arcadi Volodos revient à six reprises à son clavier pour une sorte de troisième partie de son récital. Il offre successivement « Menuet D. 600 et Trio D. 610 », de Franz Schubert, l’Intermezzo op. 117 n° 1, de Johannes Brahms, dans la continuité du programme, puis Zambra Granadina d’Isaac Albéniz, la Malagueña du compositeur cubain Ernesto Lecuona, la Romance op. 10 de Sergeï Rachmaninoff et enfin Siciliano d’Antonio Vivaldi dans la transcription de Bach. Un somptueux cadeau…