Metteuse en scène, éclairagiste, traductrice de catalogues d’expositions, de revues de poésie et de livrets d’opéra, Marie Lambert-Le Bihan est également comédienne pour Marivaux, Goldoni et bien d’autres. Elle a travaillé à Milan, Vienne, Paris, entre autres lieux culturels de prestige. La voici au Capitole de Toulouse face à une création mondiale dont elle assume, et assure, la mise en scène.
Rencontre
Classictoulouse : Vous êtes venue à Toulouse pour une mise en espace du Villi de Puccini à la Halle aux grains en 2022 et en 2018 pour la reprise de mise en scène de La Clémence de Titus de Mozart au Capitole. Quels sont les autres opéras qui sont à votre répertoire ?
Marie Lambert-Le Bihan : En juin 2023 j’ai mis en scène Dialogues des Carmélites à Liège. Ce fut une expérience formidable car dans le répertoire on finit par acquérir certains automatismes mais heureusement il y a des œuvres qui réclament de se remettre en question. C’est le cas du chef-d’œuvre de Francis Poulenc. C’est aussi le cas de ce Voyage d’Automne de Bruno Mantovani. Plus récemment, j’ai réalisé une mise en espace augmentée (l’orchestre était en fosse) de la Médée de Marc-Antoine Charpentier. J’adore la musique baroque pour ce qu’elle a d’immédiateté dans le verbal. Venant du théâtre, c’est un répertoire qui ne peut que m’attirer.
Avant que Christophe Ghristi ne vous propose la mise en scène de cette création, étiez-vous au fait de ce voyage à Weimar en 1941 ?
Je connaissais le parcours artistique et la trajectoire idéologique de Drieu La Rochelle par mes études de lettres. J’avais lu Les Destinées Sentimentales de Chardonne. Je connaissais le nom de Jouhandeau. Quant à ce voyage à Weimar, je n’en savais rien.
Quelles ont été vos sources de documentation ?
J’ai beaucoup lu sur le sujet, guidée par des amis historiens. Cette histoire est passionnante non pas en tant que voyage mais pour cette crise de la créativité et de la pensée qu’elle sous-tend, l’aveuglement qui frappe ces hommes. Ce qu’il y a aussi de vertigineux, c’est l’ombre portée de leur attitude pendant l’Occupation, les détails biographiques qui complètent le portrait de chacun, et aussi après, jusque dans les années 90. J’ai beaucoup appris aussi sur la stratégie de la propagande nazie. Il ne faut pas faire l’impasse sur le système de rétribution en filigrane de ce voyage car ces intellectuels étaient récompensés par des honneurs et des « places ». Jouhandeau et Chardonne sont dans une zone grise, moins claire et nette qu’un Brasillach par exemple. Après avoir réuni un corpus de renseignements gigantesque, comment traduit-on sur un plateau cette absence d’examen de conscience ? J’espère que nous arrivons à restituer cette ingénuité coupable et cette terrible ambiguïté. Cette mise à l’épreuve se clôt sur un échec consternant.
Quelle va être la scénographie de ce voyage sur la scène du Capitole ?
Face à un matériau aussi dense, notre ambition a été de ne pas rentrer dans un format documentaire reproduisant une réalité. L’horizontalité de ce voyage nous amène dans différents lieux difficiles à créer sur une scène. J’ai veillé à m’entourer d’une équipe non-française : Emanuele Sinisi pour les décors, Ilaria Ariemme pour les costumes et Yaron Abulafia pour les lumières et la vidéo. Je voulais passer par l’étape de l’explication à des étrangers de cette période française de l’Occupation. Qu’est-ce qu’elle a représenté pour notre Histoire et dans notre Histoire? Ce fut une démarche pédagogique sans autre grille de lecture que les faits. Le travail de création du spectacle a été aiguillé par le personnage principal de Jouhandeau tel qu’écrit par le librettiste, Dorian Astor. Jouhandeau est fasciné par Gerhard Heller, ce qui l’entraîne dans une quête érotique vers un dépit amoureux. Tous les deux sont dans le Prologue et l’Epilogue. Cela n’a rien d’anodin. Ce duo presque trivial fait avancer le récit. Alors, comment adopter le point de vue d’un personnage sur un plateau sinon en le suivant pas à pas au travers de ce qu’il écrit? Nous assistons par ailleurs à une déliquescence : des intellectuels qui s’expriment par aphorismes, parfois ridicules. Et enfin il fallait différencier les personnages car ils n’ont pas tous le même parcours et ne font pas ce voyage pour les mêmes raisons. L’essentiel de mon travail est de traduire l’interaction entre ces personnages et non pas de recréer sur scène des célébrations nazies grandiloquentes. Encore moins des wagons de train estampillés 1940. Pas plus que des croix gammées. La scène sera un écrin abstrait avec des costumes rappelant la silhouette historique. Tout en restant plausibles évidemment. Nous cherchons une sorte d’épure qui se concentre sur l’essentiel et non sur la restitution détaillée et documentaire.
Ce voyage, aussi terrible et stupéfiant soit-il dans le contexte international d’alors, tient aussi quelque part d’une tragi-comédie. Comment mettez-vous en scène les deux facettes de cet événement entre les violentes diatribes antisémites de Brasillach et les regards langoureux de Marcel Jouhandeau à l’endroit de son hôte allemand ?
Il faut accepter qu’un personnage nous parvienne avec une économie de traits suffisante pour personnifier l’abjection, l’abomination, l’ambition ou tout autre trait de caractère : comment le faire coexister avec la complexité d’un autre personnage aveuglé par une fascination érotique? Durant les deux heures de cet opéra nous sommes dans une confrontation de sentiments et de caractères vertigineuse. Je le redis, l’essentiel est ici l’interaction des personnages entre eux, comment inter-réagissent-ils aux propos des uns et des autres ainsi qu’aux situations auxquelles ils sont confrontés. C’est l’essentiel de cet opéra : créer les personnages en incluant aussi leur capacité d’écoute, de perception. Il faut toujours être attentif à la portée des paroles, à cette ombre portée que j’évoquais plus haut dans notre entretien. Le cœur du problème de ces intellectuels se situe entre le libre-arbitre et l’influence des autres. Ils avaient l’obligation de penser. Ils ne l’ont pas fait et c’est ce non-geste que nous pouvons leur reprocher. Un déni monstrueux est le sujet profond de cet opéra.
Au final, que souhaitez-vous montrer, si ce n’est démontrer, quant à ce voyage au cœur du IIIe Reich ?
La forme opéra a ceci d’extrêmement stimulante et riche qu’elle fait coexister le langage que nous utilisons vous et moi tous les jours avec le non-verbal qui est dans la musique. Or dans la musique il y a tout un autre univers de pensées et d’émotions qui parfois éclairent notre langage d’une manière exceptionnellement riche. Nous pouvons donc décider de jouer ou pas ces émotions sur scène, de jouer aussi avec le temps et donc avec l’attention du public. Quel est l’objet principal sur scène, est-ce le personnage ou bien ce qu’il représente ? Ce Voyage d’Automne est un trajet autant intellectuel qu’émotionnel parfaitement inédit. Et comment ne pas évoquer enfin l’invention géniale de La Songeuse qui nous apporte d’une manière poétique une hauteur de vue dont nous, spectateurs de cet opéra, avons besoin devant cette accumulation de tensions insoutenables. Les derniers mots de cette figure allégorique évoquent une lumière qui peut nous guider vers un avenir meilleur. Tout est dit.
Propos recueillis par Robert Pénavayre le 15 novembre 2024