Directeur artistique de l’Opéra national du Capitole depuis le 1er septembre 2017, Christophe Ghristi a définitivement installé le vaisseau amiral de la culture toulousaine parmi les plus importantes scènes d’opéra européennes. Conjuguant à la fois l’ADN lyrique du public toulousain, une fréquentation record à tous les spectacles, des castings (chanteurs, chefs d’orchestre et metteurs en scène) que lui envient ses plus prestigieux homologues, Christophe Ghristi porte aujourd’hui ce lieu emblématique de la Ville rose sur des sommets vertigineux.
Rencontre.
Classictoulouse : Christophe Ghristi, quel regard portez-vous sur la saison passée ?
Christophe Ghristi : La fréquentation du Théâtre du Capitole est sur ses sommets. Contrairement à ce qui peut se passer peut-être par ailleurs ou bien que nous pouvons lire un peu partout, il n’y a donc pas, du moins à Toulouse, une crise de fréquentation. Que ce soit pour Les Pécheurs de perles ou Boris Godounov, Cenerentola, La Femme sans ombre ou encore Eugène Onéguine en fin de saison dernière, pour ne citer que ces titres, le Capitole a fait le plein. Je l’affirme, il n’y a pas de crise dans le domaine de l’opéra chez nous. Il faut savoir que plus de 10 000 spectateurs vont assister à Nabucco ! Bien au contraire le public se précipite à la recherche d’émotions. Et l’enthousiasme que ces productions ont suscité est pour moi le bien le plus précieux. Nos abonnements ont encore connu une hausse formidable. Ce qui me touche aussi beaucoup, c’est l’attachement des artistes à notre maison. Chefs d’orchestre, metteurs en scène et chanteurs nous font confiance. En terme de ballet, c’est pareil. John Neumeier est venu pour superviser Le Chant de la Terre et nous a aussitôt dit qu’il souhaitait vivement revenir. Ce chorégraphe est tout de même une des dernières légendes vivantes de la danse.
Si l’on s’en tient au premier trimestre de la saison 24/25, quelles en sont les perspectives ?
Coté lyrique nous présentons en ouverture de saison le Nabucco de Giuseppe Verdi et nous affichons ensuite une création mondiale de Bruno Mantovani : Voyage d’Automne. Un grand écart, pour le moins et, en même temps, une physique de ma programmation qui n’est pas un hasard. Il y aura aussi deux œuvres en concert de musique ancienne : la Didon et Enée d’Henry Purcell et l’Alcina de Francesca Caccini, vraisemblablement le premier opéra composé par une femme, créé en 1625. Sans oublier, et comment cela se pourrait, les récitals de deux immenses artistes : Stéphane Degout et Marina Rebeka. La danse connaîtra un moment hors normes avec la création, en coproduction avec l’Opéra-comique et le Liceu de Barcelone, lors de la même soirée, de deux ballets sur des musiques de Christoph Willibald Gluck : Sémiramis, sur une chorégraphie d’Angel Rodriguez, et Don Juan chorégraphié par Edward Clug, le tout sous la direction de Jordi Savall à la tête de l’Orchestre Le Concert des Nations. A propos de Nabucco, nous le donnons avec deux distributions et le succès de la billetterie est tel que nous avons rajouté une 9e représentation sur laquelle il ne reste quasiment plus rien à vendre.
L’opéra qui ouvre une saison, en l’occurrence Nabucco cette année, a-t-il un rôle spécifique ?
Oui, tout à fait. Nous retrouvons, si l’on peut dire, le public dont nous sommes orphelins depuis presque trois mois. Donc il faut que ce soit une fête. Une ouverture de saison se doit de rassembler le plus large public possible. C’est notre troisième collaboration avec Stefano Poda, metteur en scène visionnaire, demandé dans le monde entier, et que nous sommes les seuls à inviter en France. Nous retrouvons aussi Giacomo Sagripanti, un des grands chefs lyriques de notre temps, et une pléiade de grands chanteurs. Nabucco est aussi une formidable rentrée pour le Chœur. Après Mefistofele et Boris Godounov, ils remettent à leur répertoire l’opéra choral par excellence.
Venons-en à la création mondiale du troisième opéra de Bruno Mantovani : Voyage d’Automne. C’est la deuxième fois que vous travaillez avec ce musicien puisqu’en 2011 l’Opéra de Paris créait son deuxième opus lyrique : Akhmatova, dont par ailleurs vous êtes le librettiste. Passer la commande d’un opéra aujourd’hui est un geste rare qu’il convient de souligner. Alors pourquoi cette commande et pourquoi ce musicien ?
L’Opéra national du Capitole fait partie des institutions culturelles dont l’une des missions est de nourrir le répertoire, y compris au travers de créations et donc de commandes. De la même manière que nous créons de nouveaux spectacles, nous donnons vie également à de nouvelles œuvres. Bien que plus rare cela fait partie, comme je disais, de notre légitime mission. Alors pourquoi Bruno Mantovani ? D’abord c’est un musicien qui a une carrière quasiment unique en France. Ses œuvres ont été dirigées par des chefs comme Pierre Boulez, Riccardo Chailly ou Christoph Eschenbach, et ce dans les plus grandes salles du monde. C’est un musicien d’exception et donc un grand honneur pour le Théâtre du Capitole que de créer son ouvrage. Ensuite et simplement, si je puis dire, car il est un compositeur qui comprend les exigences d’une maison comme la nôtre. Son œuvre doit non seulement parler au public mais en même temps, et ce n’est pas incompatible, lui plaire. Tout en étant très exigeant dans son langage, Bruno Mantovani aime séduire. Sa musique est extrêmement sensuelle, voire charnelle.
Le sujet de Voyage d’Automne a toutes les chances de raviver des braises encore rougeoyantes. Quelle a été votre réaction lorsque Bruno Mantovani vous a proposé le thème du voyage à Weimar en 1941 d’une poignée d’écrivains français ?
J’ai immédiatement pensé, tout comme lui d’ailleurs, que ce voyage est le formidable sujet d’une pièce de théâtre. Je tiens à dire tout de suite que cet opéra n’est en aucun cas un tribunal de l’Histoire. Les personnages sont d’indéniables collaborateurs et à ce titre, ils ont été jugés. Il est hors de question de recommencer ici. Le projet du librettiste, Dorian Astor, et du compositeur est de raconter une histoire vertigineuse. Pour résumer il s’agit d’écrivains français, glorieux par ailleurs, qui se sont laissés séduire par la propagande nazie. Le sujet est à la fois historique et universel. Comment l’esprit humain en arrive-t-il à accepter l’inacceptable ? Il y a aussi dans cet opéra, comme dans Nabucco, la rencontre entre le destin des peuples et le destin individuel. En effet, dans Voyage d’Automne, nous côtoyons la Grande Histoire mondiale traversée ici par des « aventures personnelles ». Marguerite Duras, qui a bien connu tous ces écrivains, en parle ainsi. Dans pratiquement tous les opéras de Giuseppe Verdi, c’est le même processus dramatique. Regardez Don Carlos, Simon Boccanegra, etc. Ce qui m’a enthousiasmé également dans le livre éponyme de François Dufay, c’est ce mélange incroyable de tragédie et de burlesque, qui est finalement ce que nous appelons la condition humaine. Si, dans ce Voyage, il y a une dimension tragique hélas évidente, elle va se nourrir aussi des relations tumultueuses entre ces égos forcenés voyageant ensemble avec des dignitaires nazis qui tient de la farce. C’est la comédie humaine dans toute sa sombre splendeur. Aujourd’hui ce sujet ne peut plus être polémique car la Justice est passée, et même de façon radicale car Robert Brasillach a été fusillé en 1945. Rappelons simplement que Ramon Fernandez est mort de maladie en 1944 et Pierre Drieu La Rochelle s’est suicidé en 1945. Tous les autres, plus ou moins rapidement, ont repris leurs activités qui d’enseignant, qui d’écrivain, etc. Au-delà du sujet, cet opéra est traité dans notre maison comme toutes les nouvelles productions d’œuvres lyriques dans nos ateliers. La distribution réunit de grands chanteurs français, que des hommes évidemment mis à part un rôle créé de toute pièce qui sera tenu par une cantatrice. C’est bien sûr l’Orchestre national du Capitole qui est dans la fosse. Le Chœur du Capitole est mis également à contribution car durant ce voyage, nos écrivains sont invités à des fêtes et à des colloques. Pour la mise en scène je voulais quelqu’un qui connaisse tout d’abord le métier de fond en comble car une création reste toujours un événement spécial, un pari, et qu’il soit sensible à l’élément littéraire car nous parlons ici d’écrivains. Je souhaitais aussi quelqu’un qui, en plus d’apporter sa vision du sujet, se mette au service du librettiste et du compositeur. Je suis donc très heureux de travailler avec Marie Lambert-Le Bihan, d’autant que le sujet l’a de suite passionnée.
On a l’impression que l’opéra contemporain est souvent témoin en même temps que critique de son temps ?
C’est une spécificité de l’opéra du XXe siècle, une sorte de sublimation du chaos de ce monde. Mais on peut en dire autant de nombre d’œuvres lyriques, Nabucco en premier. On peut aussi considérer Monteverdi et son Couronnement de Poppée comme une fable sur la vanité du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si j’ai fait précéder Voyage d’Automne par Nabucco et suivre par Orphée aux Enfers. Ces trois opéras ont le même sujet : la folie des hommes. Nabucco se prend pour un dieu, Voyage d’Automne nous raconte un cataclysme, la Seconde Guerre mondiale, et Orphée aux Enfers attaque très frontalement en la soulignant la vacuité du pouvoir.
Que pouvez-vous dire au public afin qu’il se précipite pour assister à cette création mondiale ?
Cette création est faite pour lui ! Nous allons l’entourer de tous les outils pédagogiques dont nous disposons pour l’aider à appréhender cet ouvrage dans les meilleures conditions. Il ne faut surtout pas qu’il en ait peur. C’est la même approche que d’aller voir un nouveau film ou une nouvelle pièce de théâtre. Il faut faire le pas en toute confiance. Nous avons également décidé de proposer ces représentations au tarif « découverte » c’est à dire de 10 à 90 euros. C’est un véritable opéra en deux actes sur une page vertigineuse de l’Histoire de France, avec des chanteurs, un orchestre, un chœur, une mise en scène, des décors, des costumes, des éclairages, des maquillages, tout ce qui fait la magie de l’opéra. Avec, en plus, ne nous le cachons pas, la curiosité de l’inconnu, l’attirance vers la nouveauté, l’excitation de la découverte. Je vais vous confier quelque chose, en fait je suis confiant car le public du Capitole considère, nous l’avons bien vu, des œuvres comme Wozzeck ou Le Viol de Lucrèce, comme des classiques. Il est prêt à s’ouvrir à cette expérience enrichissante et prêt aussi j’en suis sûr à prendre ce « risque ». En tant que passionnés d’opéra, nous savons tous que l’opéra parle de l’humanité et du grand théâtre du monde. L’art lyrique ne doit pas se refermer sur des sujets sans résonance aucune. Verdi est le paradigme du compositeur qui faisait écho dans ses œuvres avec les conflits qui agitaient son époque. Il a toujours, comme je le disais précédemment, interrogé le rapport de l’individu à l’Histoire. L’opéra n’est pas un genre muséal, il parle du monde, il parle de nous.
Propos recueillis par Robert Pénavayre le 23 septembre 2024
Crédit photos : Mirco Magliocca