Entretiens | Opéra

Au cœur du génie ramélien

Dans la perspective de la nouvelle production de Castor et Pollux, qu’Odyssud donnera à L’Aria de Cornebarrieu, nous avons rencontré les deux maîtres d’œuvre de cette formidable entreprise : le directeur musical de l’Ensemble A bout de souffle et le metteur en scène Patrick Abéjean,

Classictoulouse : Parmi l’immense corpus lyrique de Rameau, vous avez choisi de monter Castor et Pollux. Sur quels critères avez-vous fait ce choix ?

Stéphane Delincak/Patrick Abéjean : Incontestablement la musique de Rameau est, au vrai sens du terme, géniale. Mais c’est pour la qualité du livret que nous avons choisi de monter Castor & Pollux. La richesse du texte, très subtilement mis en musique, permet de travailler en profondeur avec nos interprètes la complexité des sentiments de chaque personnage et la justesse de chaque situation. Les parties du chœur, musicalement très raffinées, ont vraiment la fonction d’un chœur antique, qui commente et participe à la progression du drame. Cette œuvre correspond parfaitement au projet d’À bout de souffle, texte et musique en parfaite adéquation pour offrir au spectateur l’immédiateté d’une émotion intemporelle.

CT : Cet opéra développe des thèmes tels que l’amour, l’amitié, la fraternité et plus globalement la condition humaine.  Cela paraît trop beau pour être toujours d’actualité…

SD/PA : En effet les deux frères ont une relation extrêmement positive ce qui est rare dans la littérature. Ce sont plutôt les conflits entre les personnages qui suscitent l’intérêt ! Ici, l’écriture développe vraiment la complicité entre deux êtres fusionnels, cela me semble assez intemporel.

En revanche, Phébé, la sœur mal aimée, extrêmement torturée, pourrait être un personnage de Tennessee Williams ou d’une série actuelle : jalousie, crime et vengeance.

Mais ce qui aussi nous touche certainement, ce sont les questionnements sur le passage de la vie au royaume des morts. L’au-delà est traité de façon très positive. L’Olympe, symbole du pouvoir, est le lieu des plaisirs célestes superficiels et sensuels. Comme dans une publicité pour un cosmétique, il est question de jeunesse éternelle…

En revanche chez les morts, les Ombres heureuses vantent une éternité sereine et apaisée.

Au final, les personnages abandonnent leurs corps terrestres pour devenir des étoiles. Une vision très positive et poétique pour envisager l’au-delà…

CT : Cette tragédie en musique créée en 1737 a été maintes fois remaniée par son compositeur. Certaines versions frôlent les 3h. Quelle a été votre option ?

SD/PA : 1754 pour la construction dramatique, abandon du prologue allégorique, difficile à comprendre aujourd’hui, remplacé par la scène du mariage heureux, immédiatement interrompu par le décès violent de Castor… L’action est un peu resserrée avec quelques danses supprimées ainsi que certaines scènes annexes à l’action. Le spectacle est divisé en deux parties avec entracte, la première dure 1h15 et la seconde 45 minutes.

CT : Cette œuvre en 5 actes réclame de nombreux changements de décors car l’action se situe à des endroits différents. Comment articulez-vous votre scénographie face à ces exigences ?

SD/PA : Une batterie de nuages découpés, suspendue au-dessus du plateau, manipulés à vue, pour modifier l’espace scénique. Clin d’œil aux grands décors de toiles peintes et aux machineries ingénieuses de l’époque de Rameau. Je me suis amusé à agencer naïvement ce jeu de construction pour évoquer les différents lieux. Avec Étienne Delort, nous éclairons, outrancièrement parfois, ces éléments tellement baroques. La symbolique polysémique du nuage va nourrir les images successives. Métaphore évoquant la glorification et l’apparition divine, l’éphémère et le fugitif…

CT : Est-ce que vous nous proposez une vision « à l’antique » ?

SD/PA : Notre ambition dans le projet d’A bout de souffle serait de donner à percevoir au spectateur que ce type d’œuvre est intemporelle et peut nous concerner encore aujourd’hui, comme je viens de le dire.

Bien sûr, cette fable métaphorique met en scène des personnages mythologiques mais dans l’histoire de l’art chaque époque imagine des esthétiques marquées par le contemporain. Nous aimerions que les spectateurs puissent s’identifier à ces personnages qui aiment, jalousent et meurent.

À partir de vêtements quotidiens, avec Sohuta, nous cherchons à construire des costumes correspondant à chaque situation très réalistes, mariage, enterrement… mais parfois plus abstraites, dans l’Olympe ou les Enfers.

CT : Quels sont les effectifs musicaux dont vous disposez pour cet ouvrage : orchestre, chœur, solistes ?

SD/PA : L’orchestre A bout de souffle se compose de 17 musiciens spécialistes du style ramélien, réunis autour de notre premier violon Olivier Briand (premier violon du Concert Spirituel) et d’Yvan Garcia, claveciniste et chef de chant de très grande qualité. Le diapason est plus bas que le diapason actuel, nous sommes accordés au diapason de l’époque : La 392 Hz. Les musiciens jouent sur instruments d’époque, différents violons, violoncelles, contrebasse, hautbois, flûtes, basson, clavecin et percussions (notamment les timbales baroques). Six solistes lyriques interprètent les différents rôles : Armelle Marq chante Télaïre, Cécile Piovan est Phébé, toutes deux des parties de dessus (sopranos actuels), le rôle de Pollux est interprété par le baryton-basse Renaud Bres, celui de Castor, la voix de haute-contre, le ténor aigu, tessiture de prédilection pour ce répertoire, est joué par François Pardailhé. C’est la basse Yves Boudier qui joue le rôle de Jupiter. La jeune soprano Amandine Bontemps interprète plusieurs rôles féminins et accompagne souvent le chœur A bout de souffle, soit quarante chanteurs formés au chant, à la scène et à la danse. Les chorégraphies sont imaginées par Anouk Orignac.

CT : Vocalement tout ici repose sur la stricte observance du style ramélien. Les problèmes d’ambitus requis concernent avant tout la distribution masculine. Castor est une haute-contre dont l’écriture est non seulement tendue mais très virtuose. Il en est de même pour Pollux, baryton-basse au registre supérieur très sollicité, Jupiter doit pouvoir faire sonner un véritable « creux ». Parlez-nous de vos interprètes ?

SD/PA : La plupart des interprètes ont une grande habitude du style baroque et se produisent en tant que choristes ou solistes dans les plus grands ensembles nationaux. Notre production leur permet des prises de rôles de première importance et parmi les plus exigeants dans le répertoire français du XVIIIe siècle.

En effet, le rôle de Castor, brillant et virtuose, impose à François Pardailhé une souplesse vocale qui correspond parfaitement à sa voix aiguë, sensible et puissante.

Celui de Télaïre laisse apparaître toute la palette des sentiments, qu’Armelle Marq incarne parfaitement. 

Cécile Piovan, pour jouer la malheureuse Phébé, a un caractère plus sombre que le rôle de Télaïre, leurs deux voix se complètent et s’opposent parfaitement comme le suggère l’écriture.

Renaud Bres, Pollux, à la voix plus sombre, tout en douceur, incarne toute la bienveillance qu’exige le rôle.

Amandine Bontemps, par sa voix légère, incarne parfaitement la suivante d’Hébé, la déesse de la jeunesse éternelle.

Yves Boudier, par sa voix de basse puissante et chaude, a l’âge que pourrait avoir le père de notre Pollux.

CT : Vous prévoyez une tournée avec ce spectacle mais dans une configuration plus resserrée…

SD/PA : Le spectacle sera rejoué en effet au centre culturel de Sarlat avec un orchestre réduit, comme cela se faisait à l’époque de Rameau pour les opéras créés à l’Académie de Musique à Paris pour être joués dans différents théâtres de Province. Nous adaptons ainsi l’instrumentation. Bientôt, nous prévoyons une version entièrement inédite avec un arrangement pour accordéon et uniquement les cinq rôles principaux : Castor et Pollux – Plans serrés, cette version sera travaillée lors d’une résidence de création prévue en avril prochain au théâtre de Villefranche de Rouergue en Aveyron.

Propos receuillis par Robert Pénavayre le 1er mars 2022

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