Saluons tout d’abord l’initiative d’Alain Lanceron, aujourd’hui Président de Warner Classics International. Le 16 février1983, alors qu’il est Directeur du département Classique d’EMI France, il assiste au récital que donne le ténor canadien Jon Vickers (1926-2015) au Théâtre des Champs Elysées, récital au cours duquel celui qui demeure l’un des tous premiers Tristan et Otello de l’histoire de l’art lyrique, interprète l’immortel cycle de mélodies de Franz Schubert : Voyage d’Hiver, accompagné en une osmose parfaite par le pianiste Geoffrey Parsons (1929-1995). Sous le choc de cette soirée, Alain Lanceron décide de leur faire graver pour la postérité ce fameux cycle. Ce sera fait cinq mois après.
Le voici en CD dans un double album comprenant également l’entretien public que donne le ténor à Jon Tolansky au Barbican Centre Cinema de Londres le 25 octobre 1998, entretien bien sûr dans la langue de Shakespeare et donc réservé aux anglophones. Attention il n’y a pas de traduction ! Certainement très intéressant, il est largement dominé par ce Winterreise que Franz Schubert (1797-1828) écrivit à la toute fin de sa courte vie. Composé de 24 mélodies sur un poème de Wilhelm Müller, ce cycle nous met sur les pas d’un homme désespéré quittant un village dans lequel il a connu l’amour. Et l’a perdu.
Il s’enfonce dans l’hiver comme il s’enfoncerait dans le crépuscule de sa vie, partant à la rencontre de sa Mort. Elle le rejoindra sous la forme d’un joueur de vielle. Entre temps, l’homme sera passé par toutes les affres de l’anéantissement physique et mental. Ce chemin funèbre est une sorte de Golgotha, celui que parcours chaque être humain avant l’étape suprême. En tragédien lyrique, Jon Vickers lui donne une intensité, un réalisme, une chair, une vibration, et enfin une bouleversante humanité. Car, oui, cet homme est notre frère et sa douleur, ses doutes, ses espoirs vite déçus, son découragement nous transpercent sans faiblir de la première à la dernière note. Chacun de ces 24 lieder est un écho de l’agonie de Tristan ou du dernier murmure du Maure expirant. Son immense voix de ténor dramatique, voire héroïque, sait se plier aux plus infinies nuances que sa musicalité lui indique de faire. Tout en s’éloignant du concept métaphysique introverti dans lequel s’illustre une certaine tradition germanique d’interprétation de ce cycle, tradition respectable au demeurant, Jon Vickers, maître d’un spectre incroyable de couleurs, rend l’écoute de ce cycle beaucoup plus abordable et accessible au commun des mélomanes, du moins ceux pour qui la musique ne s’est pas arrêtée aux frontières intérieures de la patrie de Goethe. En cela, il a montré le chemin au seul interprète qui aujourd’hui peut lui être comparé, à tous les points de vue : Jonas Kaufmann.
Un monument particulier, certes, mais un monument quand même !
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