Disques

Trotignon-Angelich : les stimulations croisées

Les frontières musicales érigées au cours des époques tendent parfois à s’atténuer voire à s’effacer sous l’impulsion de fortes personnalités. Le jazz et la musique dite « classique » ne se rencontrent que rarement. C’est le cas ici, sous l’impulsion du bouillonnant pianiste de jazz Baptiste Trotignon qui abat généreusement quelques barrières. La parution de cet album consacre plusieurs œuvres élaborées de sa plume alerte et destinées aux plus larges publics. S’il intervient ponctuellement comme interprète, c’est au grand pianiste « classique » d’origine américaine Nicholas Angelich qu’il confie l’essentiel de ce programme.
Le plat de résistance n’est autre qu’un grand concerto pour piano et orchestre intitulé « Different Spaces ». Ainsi que l’indique clairement Baptiste Trotignon, cette œuvre est le résultat d’une rencontre à la fois culturelle et amicale. Au confluent de l’héritage classique qui l’a formé et de la « chaleur des pulsations » d’un rythme qui l’imprègne, cette partition doit aussi beaucoup à son amitié avec Nicholas Angelich dont il admire légitimement l’accomplissement musical. Comme pour éviter d’être le « pianiste de jazz qui s’écrit son propre concerto », il n’est pas lui-même l’interprète de son œuvre qu’il confie ainsi à Nicholas Angelich.

Les quatre mouvements de ce concerto s’agencent de manière parfaitement structurée et le langage richement tonal du compositeur rend l’écoute parfaitement accessible. L’écriture du Moderato Tranquillo initial évoque irrésistiblement celle du grand Béla Bartók. Au point d’héberger un choral de cuivres comme emprunté à son Concerto pour Orchestre et qui confère à ce volet une profonde nostalgie. La vivacité de l’Allegro scherzando qui s’enchaîne directement permet au rythme de dominer, tout en ménageant une étrange plage de méditation.

La dénomination très bartokienne de l’Adagio religioso égrène une rêverie poétique d’un grand pouvoir expressif, d’une émotion contenue qu’alimente essentiellement le piano solo. Avec l’Allegro Agitato final s’épanouit la verve rythmique de Baptiste Trotignon, jusqu’à l’exaltation jubilatoire de la coda. Voici une œuvre riche et originale, sans référence évidente au monde du jazz, qui devrait aisément trouver sa place dans les concerts symphoniques. Efficacement soutenu par l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dirigé par son chef Paul Daniel, Nicholas Angelich s’investit totalement dans l’exécution de cette partition colorée qui semble s’inscrire dans la continuité d’un Ravel.

Ecrits spécialement pour compléter le concerto, Trois Préludes pour piano seul et Trois Pièces pour deux pianos donnent la mesure du grand talent du compositeur pour l’expression de la confidence. Comme un voile nostalgique, entre ombre et lumière, survole les Trois Préludes, poétiquement interprétés par Nicholas Angelich. Enfin, dans les Trois Pièces pour deux pianos, Baptiste Trotignon rejoint son complice pour évoquer, dans la première et la troisième, les incantations motoriques des répétitifs américains, tandis que l’Elégie centrale conserve son mystère.

Alors que Nicholas Angelich est sur le point d’ouvrir la 36ème édition du festival Piano aux Jacobins, une manifestation à laquelle Baptiste Trotignon a déjà participé, cette parution ouvre largement les répertoires pour clavier(s).

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