A l’occasion des quatre-vingts ans de la légendaire soprano catalane, DECCA et EMI lui consacrent chacune un coffret, en fait des compilations d’enregistrements réalisés entre 1970 et 1984. Si l’on jette un regard attentif sur la carrière de cette immense chanteuse, il est difficile d’y déceler une époque qu’elle n’a pas accrochée à son répertoire. Sans aller jusqu’à l’exhaustivité dans ce domaine, il faut reconnaître que le panorama qui nous est proposé sur ces deux réalisations est illustratif d’un parcours vertigineux. Et ce qu‘il faut souligner immédiatement, c’est que ces deux coffrets ne se juxtaposent pas, à de rares exceptions près pour des titres, mais jamais pour des interprétations.
DECCA nous propose un double album qui s’ouvre sur les deux airs de Fiordiligi (Cosi fan tutte), un répertoire qui ne fut jamais premier sur son calendrier. Et pourtant, quel style ! Suivent deux Verdi de jeunesse, à peu près inconnus (Il corsaro et I masnadieri) dont elle grave ici, en compagnie de José Carreras pour le premier et Carlo Bergonzi pour le second, des interprétations d’une splendide plénitude, la rarissime Elisabetta rossinienne qu’elle fit quasiment redécouvrir au Festival d’Aix 1975, le répertoire français tout de même avec le grand air de Marguerite de Valois (Les Huguenots) et celui de Louise dans l’opéra éponyme, l’école vériste avec son inoubliable Liu (Turandot) avant qu’elle n’aborde le rôle-titre de cet opéra, l’infernal « Suicidio » de La Gioconda, le grand air de Maddalena et le titanesque duo final d’Andrea Chénier en compagnie de Luciano Pavarotti, l’air d’Elena du Mefistofele de Boito et, bien sûr, le « Vissi d’arte » de La Tosca qui donne son titre à cet album, une interprétation qui est à ce jour inégalée.
Le répertoire de la diva espagnole ne s’arrêtait pas là, bien sûr. Deux grands Verdi sont également présents ici : Un ballo in maschera et Luisa Miller. Comment évoquer Montserrat Caballé sans parler de ses mémorables interprétations donizettiennes et belliniennes. DECCA a choisi Lucia di Lammermoor et, comment faire autrement : Norma. Surprise, celle qui fut l’une des deux ou trois plus grandes druidesses de l’Histoire, est ici captée dans le rôle d’Adalgisa, aux côtés de Joan Sutherland, dans le rôle-titre…
Etrange choix éditorial certainement lié à des problèmes de droit. Et ce double album de se conclure sur l’un des rôles les plus emblématiques de son étendue stylistique et vocale : Salomé (scène finale). A une époque où les grandes sopranos wagnériennes s’étaient emparées du rôle, à l’instar de la créatrice Marie Wittich, Montserrat Caballé reprenait le flambeau de l’immense Ljuba Welitsch, celle-là même qui fut choisie par Richard Strauss pour chanter le rôle sous sa direction pour son 80ème anniversaire en 1944. Son incarnation du rôle en 1977 au Liceo de Barcelone est restée dans les annales de ce théâtre qui l’accueillit un nombre considérable de fois. Heureux Catalans !
La maison « mère » d’édition phonographique de la Caballé demeure tout de même EMI. Elle se fend donc d’un coffret de 5 CDs, repiquages d’enregistrements des années 70. Cette fois, c’est Bellini qui ouvre le ban avec Il pirata et I puritani, le premier en compagnie de son mari, le ténor Bernabé Marti, le second avec son compatriote canarien Alfredo Kraus. Nous sommes déjà sur des sommets que nous n’allons plus quitter, d’autant qu’immédiatement après suivent de larges extraits de Guillaume Tell avec Nicolaï Gedda. Heureux temps ! Donizetti se devait d’être présent, ce sera avec son rarissime Poliuto. L’opéra français répond présent également, avec de larges extraits des Huguenots, dont le terrifiant duo entre Valentine et Raoul (Bernabé Marti). Verdi bien sûr se devait d’avoir une place de choix, ce sera avec sa Giovanna d’Arco, La Forza del destino, Don Carlo, Aïda, Macbeth et Otello. Tout cela avec le concours des plus grands d’alors : Placido Domingo, Sherrill Milnes, Piero Cappuccilli. Mais l’art de Montserrat Caballé ne s’arrêtait pas, si l’on peut dire, aux frontières des Roncole. L’école vériste occupa une grande partie de son temps. Ce répertoire est ici illustré par Mascagni (Cavalleria rusticana avec José Carreras), Giordano (Andrea Chénier avec Bernabé Marti), Boito (Mefistofele) et, bien sûr Puccini (Manon Lescaut avec Domingo, Le villi, la bohème, Tosca, Madama Butterfly, Gianni Schicchi, La rondine et de larges extraits de Turandot avec José Carreras, extraits dans lesquels nous l’entendons dans le rôle de l’esclave et celui de la Princesse).
Alors, bien sûr, cette sélection ne satisfera pas tout le monde et certains pourront regretter, à juste titre d’ailleurs, l’absence de son « Casta Diva » ou encore de sa Leonora du Trovatore. La liste des regrets, en passant par les Reines donizettiennes ou sa palpitante Adrienne Lecouvreur, peut être ainsi étendue. L’essentiel, en cette année de bicentenaires historiques (Verdi et Wagner), est tout de même de ne pas oublier trop vite l’apport d’une cantatrice qui a révolutionné la pratique du bel canto dans la seconde moitié du siècle dernier.
S’appuyant sur un souffle exceptionnel, l’art de Montserrat Caballé est bâti également sur un timbre d’une formidable densité et une projection de lirico-spinto lui permettant de traverser les masses chorales et orchestrales les plus importantes, une science parfaite du legato comme du cantabile, du son filé comme du poitrinage (technique bel cantiste faut-il le rappeler), de la demi-teinte la plus suave comme de l’explosion la plus dramatique. Montserrat Caballé c’est tout cela et bien d’autres choses encore, comme ses sons « flottés » d’une évanescence impalpable, sa fulgurante souplesse d’émission lui permettant les vocalises les plus complexes. Je serais presque tenté de dire que la voix de La Caballé ne se décrit pas car elle est infinie et porteuse d’une sorte de mystère et d’enchantement à nulle autre pareille. Cet album vient à juste titre le rappeler et le dire, en particulier aux jeunes générations de mélomanes qui n’ont pas eu le bonheur de l’entendre en direct. D’autant que cette cantatrice entrée de son vivant dans la légende de l’opéra ne connaît à ce jour que des héritières de second rang.