Disques

L’achèvement de l’inachevée

L’ultime symphonie d’Anton Bruckner partage avec quelques autres ce que certains ont appelé la malédiction des neuvièmes ! A la suite de Beethoven, comme Schubert, Dvorak ou Mahler, qui ne parvinrent jamais à composer une dixième symphonie complète, Bruckner n’a pas survécu à sa propre neuvième. Plus encore, il ne put même achever cette dernière « cathédrale sonore » dont seuls trois mouvements sont complètement orchestrés. Comme il l’avait fait avec la dixième symphonie de Mahler, Sir Simon Rattle a décidé de mener à bien l’exécution d’une version complétée de la symphonie.

Pour Mahler, il avait opté pour la reconstitution des trois mouvements inachevés effectuée par Deryck Cooke. Pour Bruckner, et même s’il ne s’agissait de reconstituer que le seul final, le chemin fut plus complexe. Il faut savoir que le compositeur, malade et diminué, jeta ses dernières forces dans la composition de ce final et y consacra quasiment les deux dernières années de sa vie. Les trois quarts du mouvement ont été écrits (exposition-développement-réexposition) mais dans une orchestration incomplète en de nombreux passages.

La dernière double page comportant 24 portées sur chaque face et servant à l’orchestration s’arrête juste avant la coda… De nombreux exégètes se sont penchés sur le problème et tenté de prolonger jusqu’à la complétion ce dernier mouvement. Parmi les plus marquantes, la première des tentatives les plus récentes a été celle du musicologue William Carragan qui aborda le sujet à plusieurs reprises de 1983 à 2010. Puis ce fut le tour de Nicola Samale et Giuseppe Mazzuca qui ont travaillé ensemble à ce final de 1983 à 1985. Après avoir renié ce long travail, les deux auteurs s’associèrent à Benjamin-Gunnar Cohrs et à John Alan Phillips pour élaborer la version choisie pour cet enregistrement. Enfin, en 2008 le compositeur belge Sébastien Letocart a réalisé une nouvelle complétion du final.

Le Berliner Philharmoniker donne de cette partition complétée par Nicola Samale, Giuseppe Mazzuca, Benjamin-Gunnar Cohrs et John Alan Phillips, une version d’un grand relief. Sir Simon Rattle évite le piège de la solennité excessive ou ampoulée. L’émergence du silence, la naissance « ex nihilo » des premières mesures suscitent l’émotion. Enregistrée en concert, l’interprétation de cette vaste fresque met en valeur la beauté sonore d’une phalange mythique. D’une manière différente de la chatoyance des Viennois, les Berlinois exaltent les registres graves de la partition à la manière d’un socle monumental, mais sans lourdeur. Les tempi choisis par Sir Simon Rattle confèrent à ce cheminement une liberté, une respiration naturelle auxquelles on adhère immédiatement. Lorsqu’on connaît bien les trois mouvements qui limitent habituellement la plupart des exécutions et enregistrements, le final sonne étrangement, mais aucun hiatus ne perturbe l’écoute. La signature, même posthume, possède les caractéristiques de l’authenticité brucknérienne. En outre, le superbe enregistrement rend pleinement justice aux splendeurs sonores de cet orchestre de légende.

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