Disques

La polyphonie vénitienne en majesté

L’ensemble de cuivres anciens de Toulouse, Les Sacqueboutiers, poursuit son exploration du riche répertoire des musiques vénitiennes de la Renaissance. Cette brillante parution réunit un effectif instrumental aussi exceptionnel en quantité qu’en qualité autour du grand créateur de l’apothéose polyphonique instrumentale des XVIème et XVIIème siècles, Giovanni Gabrieli. Composé autour des fameuses Symphoniae Sacrae du premier organiste de la basilique San Marco de Venise, le programme de ce bel album brosse un somptueux portrait de cet âge d’or de la polyphonie vénitienne.
Les Sacqueboutiers rassemblent ici autour de leur noyau permanent pas moins de dix sacqueboutes, quatre cornets à bouquin, quatre doulcianes, un théorbe, cinq instruments à cordes et, cerise sur le gâteau, trois orgues. L’abondance instrumentale ne se suffit certes pas à elle seule. La qualité de l’approche et de l’exécution de ces pièces, aussi complexes que sublimement pensées, éblouit l’esprit et le cœur. Ce programme avait d’ailleurs fait l’objet d’un mémorable concert donné le 20 février 2014 à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines de Toulouse.

La richesse des couleurs évoque ici irrésistiblement les grandes œuvres picturales exposées à San Rocco. L’élocution, le soin apporté au discours, la recherche d’une imitation de la voix humaine par la subtilité du phrasé instrumental, autant de qualités spécifiques bien connues de cet ensemble, confèrent à ces pièces une saveur toute particulière. Chaque voix (le terme ne saurait être ici mieux approprié) contribue avec ses propres spécificités à la magnificence colorée de l’ensemble. En outre, elle apporte à la richesse picturale de chaque tableau le mouvement, la dynamique.

Les somptueuses canzoni de Giovanni Gabrieli constituent donc l’épine dorsale de ce luxueux programme. A deux, trois, et même cinq chœurs, les dialogues musicaux se succèdent, déployant une prodigieuse variété d’instrumentation, un luxe étonnant de sonorités et d’échanges. Chaque chœur réunit tantôt un ensemble complet de registres, mélangeant cuivres, cordes et instruments à anche, tantôt des groupes homogènes, comme cet étonnant quatuor de bassons, du plus grave au plus aigu. Si les cornets et les sacqueboutes se taillent la part du lion, on admire les participations des violons (et alto), des bassons et des trois orgues positifs. Dirigées alternativement par Jean-Pierre Canihac (cornet à bouquin et co-fondateur des Sacqueboutiers) et Philippe Canguilhem (doulciane et musicologue averti), les dix-neuf pièces de ce recueil brossent un tableau particulièrement représentatif de ce répertoire.

Chaque partition possède un caractère spécifique que souligne une interprétation fervente et soignée. Ainsi en est-il de la tendre Canzon duodecimi toni in eco a 10, qui ouvre la série, ou de la Canzon quarto toni a 15, solennelle et sombre à laquelle les sacqueboutes confèrent une belle austérité. La tranquille beauté de la Canzon duodecimi toni a 10 s’oppose à l’émotion pleine de gravité de la Sonata XVIII a 14 qui est la seule a être instrumentée entièrement par le compositeur (quatre cornets et dix sacqueboutes) et qui évoque irrésistiblement la scène des enfers de l’Orfeo, de l’autre grand novateur de l’époque, Claudio Monteverdi. Et puis quelques trésors se contentent de petits effectifs, comme cette Sonata XXI à trois violons, intimité de musique de chambre.

Le programme se conclut sur une débauche d’instrumentation. La Sonata XX a 22 répartit son écriture entre cinq chœurs d’instruments distribués spatialement et dialoguant ainsi sur une riche polyphonie à vingt-deux voix. On pourrait s’attendre à un feu d’artifice éclatant de virtuosité. C’est au contraire une succession d’échanges et d’incantations musicales d’une solennelle beauté qui emplit l’espace sonore. Luxe, calme et volupté, comme si le ciel s’ouvrait pour un chaleureux accueil.

A noter que le titre de ce recueil « Venise sur Garonne », trouve sa traduction picturale dans la savoureuse photo qui illustre l’album. Le pont du Rialto y enjambe la Garonne… Ainsi est évoqué le dialogue fructueux par delà les siècles entre la lagune et les rives du fleuve occitan.

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