Disques

Héroïque, avez-vous dit ?

L’intitulé de cet enregistrement porte à confusion. « Héroïque » ! Parle-t-on ici de la voix ou des personnages incarnés ? La confusion persiste et grandit à la lecture du programme, et ce dès le premier extrait ici enregistré. Rien moins que la grande scène d’Arnold située au 4ème acte du Guillaume Tell de Gioacchino Rossini ! Depuis Gilbert Duprez et son fameux ut de poitrine dont il était allé chercher le secret en Italie, ce rôle est passé dans le répertoire des ténors « décibelliques », le plus célèbre en France ayant été, au cours du siècle dernier, Tony Poncet…
Si le personnage d’Arnold, et plus particulièrement dans cette scène, appelle aux armes, il ne faut pas oublier qu’il fut écrit pour Adolphe Nourrit, vraisemblablement haute-contre et créateur d’opéras, entre autres, de Gioacchino Rossini : Le Siège de Corinthe (1826), Moïse (1827), Le Comte Ory (1828), Guillaume Tell (1829), de Giacomo Meyerbeer : Robert le Diable (1831), Les Huguenots (1836) et de Jacques Fromental Halévy : La Juive (1835). Il est certain aujourd’hui que les aigus sombrés de Gilbert Duprez et toute l’école vocale qui s’en suivit ont considérablement modifié la vocalité de ces rôles de ténor, les dédiant dorénavant non plus à des virtuoses bel cantistes mais à de puissantes voix à la projection stentorisée. Cette situation de fait semble fort heureusement, en ce début du 21ème siècle, en passe d’être battue en brèche.

Pour l’heure, Bryan Hymel, américain de trente-six ans, a choisi d’illustrer quelques figures lyriques dites héroïques. Passons immédiatement sur un orchestre très peu présent, sans couleurs ni perspectives, ou mal enregistré, le PKF – Prague Philharmonia, dirigé de manière incompréhensible par Emmanuel Villaume, et glissons sans les nommer sur les chœurs, pour en arriver tout de même au plus intéressant : le ténor. Enregistré sur une semaine à Prague, entre le 18 et le 25 août 2014, ce récital dénote immédiatement un problème technique chez ce chanteur qu’aujourd’hui la planète entière s’arrache.

Fort d’une quinte aigue insolente (il a I Puritani à son répertoire), ajoutant au besoin ici des notes extrêmes (!), force est d’entendre un registre supérieur aux qualités fluctuantes ainsi qu’un grave plutôt discret, ce dernier point le disqualifiant de facto pour les vrais rôles héroïques.
Revue de détail
Ce disque s’ouvre donc sur Guillaume Tell et l’on se dit alors que voilà un doux mélange entre Adolphe Nourrit et Gilbert Duprez, du premier il a l’élégance du chant, de l’autre l’indéniable vaillance. La voix apparaît ici homogène, les aigus sont péremptoires et même si le français n’est pas à proprement parler châtié, l’interprétation se respecte. Suit l’Invocation du Faust de Berlioz : Nature immense. Si le tempo choisi est là pour mettre en valeur le contrôle du souffle de Bryan Hymel, c’est plutôt réussi. Dieu, quelle infernale lenteur ! Résultat, malgré tout à bout de souffle, sa justesse se trouve prise en défaut. Avec la Jérusalem et les Vêpres verdiennes, le niveau remonte nettement. Le phrasé est bien là, solidement tenu, le timbre peut s’épanouir dans toute sa luminosité. Gaston et Henri (voir son DVD des Vêpres siciliennes) sont bien présents dramatiquement. C’est superbe ! Arrive le rôle qui l’a propulsé au premier rang : Enée des Troyens d’Hector Berlioz. Effectivement on ne remplace pas au pied levé Jonas Kaufmann (Londres) et Marcello Giordani (New York) dans le rôle du prince troyen sans quelques effets collatéraux. Normal. Vocalement, Bryan Hymel ne fait qu’une bouchée de ce redoutable Inutiles regrets. A tel point qu’il en oublie d’incarner le désarroi du jeune homme écartelé entre son amour pour Didon et son devoir historique. Ce ne sera pas la seule fois ici que ce chanteur n’entrera pas vraiment en communion avec son personnage. La Reine de Saba de Charles Gounod et le somptueux air d’Adoniram : Inspirez-moi, race divine, archétype de l’aria qui faisait pâmer les salles d’opéra au début du 20ème siècle, nous vaut certes un beau phrasé, beaucoup de musicalité aussi mais des aigus qui partent un peu dans tous les sens. La grande scène de Vasco de Gama, issue du 4ème acte de L’Africaine de Giacomo Meyerbeer, donnée ici intégralement, ce que la qualité musicale ne justifie pas intrinsèquement, est un feu d’artifice de notes stratosphériques. Le ténor ne recule devant rien et assume avec une vaillance parfois qui frôle la témérité… Le Jean de Jules Massenet (Hérodiade) et le Sigurd d’Ernest Reyer, au demeurant admirablement phrasés, mettent en lumière la projection par trop discrète du grave. Deux découvertes pour achever ce panorama français : L’Attaque du moulin (air de Dominique, 2ème acte) d’Alfred Bruneau (1857-1934) et Rolande et le mauvais garçon (air de Gaspard, 5ème acte) d’Henri Rabaud (1873-1949). Même si la prosodie nationale est loin d’être parfaite, nous tenons-là les perles de cet enregistrement, non seulement par leur rareté mais aussi pour des interprétations d’une grande sensibilité et d’une parfaite maîtrise vocale.

Le bilan peut paraître nuancé, c’est vrai, mais comment ne pas souligner les dangers que fait courir pareil répertoire « héroïque » à un chanteur somme toute encore jeune. Cela dit, au moment de la publication du présent article, Bryan Hymel chante Bohème à Dallas et même s’il endosse à nouveau la tenue du héros de l’Enéide à San Francisco, il se repliera rapidement vers Rigoletto, et La Traviata, via une Damnation de Faust à l’Opéra de Paris en alternance avec… Jonas Kaufmann. Ouf !

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