Disques

Comme une histoire de l’interprétation verdienne

Etrange document que publie aujourd’hui DGG. Pour clôturer l’année célébrant le bicentenaire de la naissance de Giuseppe Verdi, le célèbre label jaune d’Universal met en vente un coffret de 7 CDs, véritable compilation de chanteurs du monde entier captés entre 1903 et 1974 ! S’il est inutile de compter les nationalités présentes, il est beaucoup plus intéressant de voir comment a évolué la manière d’interpréter ce répertoire sur près de trois quarts de siècle. A vrai dire, il y a un peu de tout, en termes d’intérêt, dans ce coffret.

Il y a un côté historique indéniable, avec en particulier deux extraits d’Otello par Francesco Tamagno, le créateur du rôle-titre en 1887, ici capté en 1903, à l’âge de 53 ans et malgré une maladie cardiaque qui devait l’emporter deux ans après. Ce témoignage est plus qu’intéressant car il nous donne à entendre un ténor au timbre… clair, à des années-lumière des barytonnants qui ont pris son relai au 20ème siècle. L’autre témoignage vraiment étonnant est la captation en 1906 du Di quella pira (Il trovatore) d’Enrico Caruso au faîte de sa carrière. Il a 33 ans. On ne dira jamais assez le génie de ce ténor, largement en avance sur son temps dans sa façon de chanter (phrasé, musicalité, etc.).

O
L’autre point fort de ce coffret est certainement la présence à de nombreuses reprises de Ferenc Fricsay. Le chef hongrois réalisera de très nombreux enregistrements avec  « son » orchestre, celui de la RIAS de Berlin (la radio du secteur américain de la ville). Ce magnifique chef lyrique dirige ici des Verdi d’une musicalité et d’une intensité dramatique que l’on a un peu oubliées aujourd’hui au bénéfice de splendeurs symphoniques souvent trompeuses. Quelle émotion de l’écouter, en direct, interprétant le Requiem de Verdi, en 1960.

Malgré la maladie qui le rongeait et qui l’emportera trois ans après au seuil de sa cinquantaine, Ferenc Fricsay savait son temps compté et c’est peut-être pour cela qu’il dirige avec une exceptionnelle solennité cet ouvrage qui n’a plus alors la nature si répandue d’un opéra. Même si les chanteurs ne sont pas tout à fait au niveau de l’évènement, la perle de ce coffret est bien là.

Après cela, quel constat dresser ? Avant toute chose, Verdi est fait pour être chanté par des gosiers latins et en italien. Sinon, se posent fatalement des problèmes d’accentuation. Et l’on peut à juste raison sourire en entendant Sandor Konya chanter Radamès, ou bien Maria Nemeth incarner, plutôt qu’autre chose, Aïda. Deux voix intrinsèquement somptueuses certes, mais quand la plage d’après vous propose d’écouter  Ebe Stignani et Renata Tebaldi se disputer le beau général égyptien, vous vous rendez compte du fossé qui sépare ces artistes dans ce répertoire. Ainsi de suite. Alors, entendons-nous bien, que ce soit, par exemple, Kim Borg, Ljuba Welitsch, Rita Streich, Heinrich Schlusnus, Koloman von Pataky, Petre Munteanu, Hermann Uhde, Peter Anders, Lauritz Melchior, Margarethe Arndt-Ober, Hans Hotter, Alexander Kipnis, Georg Hann, Franz Völker, Joseph Schwarz, Helge Rosvaenge, Willi Domgraf-Fassbaender, Maria Cebotari ou Karin Branzell, tous et toutes présents dans cette compilation, leur qualité vocale n’est pas en cause. Pour la plupart, les timbres sont magnifiques, les creux impressionnants, les aigus stratosphériques, l’engagement dramatique constant et la musicalité souvent inégalée, mais c’est l’adéquation avec la musique elle-même qui fait défaut. Je n’en cite aucun mais parfois on peut être malheureux de voir certain(e)s se démener face à des rôles  dont la vocalité leur est totalement étrangère.

Heureusement, il y a les autres. Là aussi il convient de les souligner : Antonietta Stella, si décriée et pourtant authentique verdienne que l’on serait bien content d’accueillir aujourd’hui. Entre autres pages elle chante Mina (Aroldo) comme peu savent le faire de nos jours. Il y a aussi Grace Bumbry, falcon somptueuse de timbre et d’intelligence, Carlo Bergonzi, assurément irremplacé en termes  de phrasé, de souffle et d’émission, Dame Joan Sutherland, surnommée la Stupenda, c’est tout dire, Dietrich Fischer-Dieskau, sublime baryton sur lequel les discussions ne s’arrêteront jamais, de même que sur Giuseppe di Stefano et Mario del Monaco, Elena Suliotis et sa carrière de météorite, Pierrette Alarie et son époux Léopold Simoneau, aussi sublimes l’un que l’autre, Big Luciano dans un extrait étourdissant du premier 45 tours qu’il a gravé en 1964 à 29 ans, enfin Ettore Bastianini dont l’empreinte italienne est un délice. L’ultime CD est entièrement chanté en… allemand, singulier choix de l’éditeur, mais catalogue oblige peut-on supposer.

En résumé, un tour d’horizon enrichissant, bousculant, étrange parfois, intéressant toujours grâce au regard que ce coffret porte sur l’interprétation verdienne dans le temps.

Pour affranchis tout de même.

Partager