Disques

Chostakovitch et Tugan Sokhiev

Dès son arrivée à Toulouse, où il a pris la direction artistique de l’Orchestre national du Capitole en 2008, le jeune Tugan Sokhiev a tenu à faire connaître aux musiciens et au public l’œuvre puissante de Dmitri Chostakovitch. Les couleurs de ce bel orchestre, son rajeunissement et son expansion permettent aujourd’hui de mener à bien cette exploration d’un répertoire de quinze symphonies que le chef souhaite graver intégralement avec la phalange toulousaine.

Voici donc que paraît chez Warner Classics, qui démarre une nouvelle collaboration avec l’Orchestre national du Capitole et son chef Tugan Sokhiev, l’une des plus complexes des quinze symphonies de Chostakovitch, la Huitième. Composée durant l’été 1943, pendant la « grande guerre patriotique », elle est créée le 4 novembre de cette même année par l’Orchestre symphonique de l’URSS sous la direction d’Evgeni Mravinski, à qui l’œuvre est dédiée. Cette partition porte le sous-titre officieux de “Stalingrad” qui ne figure pas sur la partition publiée et a été rajouté pour d’évidentes raisons politiques. Qualifié d’« œuvre la plus tragique » du compositeur par Isaak Glikman, ami de Chostakovitch, elle succède à la Septième sous-titrée très officiellement « Leningrad ».

C’est dire à quel point le spectre noir de la guerre occupe alors l’esprit du compositeur qui choisit pour cette Huitième la tonalité symbolique d’ut mineur, tonalité du drame, de la tragédie, du destin, depuis Beethoven et sa Cinquième symphonie. Comme dans toutes ses grandes partitions, Chostakovitch manie habilement un double langage. La douleur, la colère, l’ironie sarcastique se cachent souvent derrière un optimisme de façade.

Ce nouvel enregistrement de la Huitième symphonie a été réalisé au cours du concert public donné le 7 décembre 2019 à la Halle aux Grains de Toulouse.

Tugan Sokhiev dirige « son » orchestre avec une attention et une précision exemplaires. Il confère à chacun des cinq mouvements (dont les trois derniers sont habilement enchaînés) son propre caractère.

L’immense premier volet développe une tension presque insoutenable. Tugan Sokhiev domine cet immense crescendo de la douleur avec la maîtrise que lui permet la parfaite discipline de tout l’orchestre. Les équilibres entre les différents pupitres colorent cette fresque de puissants coups de pinceau. La plainte finale du cor anglais génère une souffrance infinie. Le puissant contraste que ménagent les sarcasmes de l’Allegretto libère quelque peu la tension accumulée. Le chef trouve le ton grinçant, l’ironie amère qui animent cet épisode. La mécanique implacable de l’Allegro non troppo résonne comme une machine à broyer. Les tragiques dissonances, comme des cris de terreur, donnent le frisson. Alors que le Largo n’apaise rien du profond climat d’angoisse, le final apporte enfin une touche d’apaisement. Mais comme toujours chez Chostakovitch, une double lecture reste possible. Ce pseudo-sourire évoque une fausse joie, bien passagère d’ailleurs. La fin de l’œuvre, sur un glaçant pianissimo, glisse vers un néant, un vide effrayant. Le long silence qui suit fait partie de l’œuvre. On ne peut qu’admirer la maîtrise de chaque solo instrumental. De la trompette-caméléon au piccolo grinçant, du hautbois au violoncelle, en passant par la flûte, la clarinette ou le cor, chaque intervenant assume la profonde responsabilité qui est la sienne.

Le maître d’œuvre de la soirée, Tugan Sokhiev, respire avec cette musique, l’incarne avec une authenticité rare, en éclaire les subtilités et les aspects les plus enfouis, l’éblouissante noirceur. De la belle ouvrage !

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