Danse

« Questcequetudeviens ? » : à question banale, réponse éclatante

C’est la question banale qui fuse lorsque surgit au coin d’une rue, dans une ville familière, un visage ami, ou lointainement aimé, après quelques années où le rideau était retombé le temps d’un long entracte. Et celui ou celle à qui on la pose voit soudainement défiler en quelques secondes tout ce temps que le regard de l’autre n’a pas connu. Aurélien Bory a posé la question à Stéphanie Fuster et a mis en scène sa réponse. Et pendant cinquante minutes Stéphanie va nous rejouer le film de sa jeune vie, de la naissance de sa passion à sa réalisation.

Stéphanie

De la petite jeune fille élégante et discrète, brillante étudiante en droit, à la jeune femme possédée par le « duende » du flamenco, c’est l’histoire d’une passion qui nous est donnée à voir dans ce spectacle. L’histoire de Stéphanie, qui des rives de la Garonne la mène à celles du Guadalquivir. Partie pour quelques mois, elle y reste huit ans, peaufinant auprès des plus grands maîtres sévillans ce qu’elle avait déjà commencé à apprendre à Toulouse auprès d’Isabel Soler.

Le temps de l’illusion

Stéphanie Fuster (Photo Mario Del Curto)

Dans une lumière sourde et irréelle, résonne longuement un accord de guitare, lancinant, toujours le même. Sur scène trois éléments sortent peu à peu de l’ombre : un cube blanc, un préfabriqué tout aussi blanc et vitré et un carré au sol qui occupe le devant de la scène. Apparaît alors une fine silhouette disparaissant sous les volants carmin de la typique robe « flamenca ». Stéphanie s’avance et se penche au bord de cette scène-piste, comme attirée par un miroir (aux alouettes ?). Et puis une main dessine une volute dans l’air, des onomatopées rappellent un rythme flamenco, ou bien est-ce une manière de se moquer d’elle-même, de ce qui n’est encore qu’un rêve. Rêve de petite fille qui esquisse les premiers pas de cette danse qui, elle le sait déjà, sera sa vie, qui joue avec les volants de cette robe qui va devenir symbole de cette culture flamenca, si codifiée, parfois bien galvaudée.

La femme émerge peu à peu de ce carcan, le promène, s’en pare comme une madone lors d’une procession, tandis que la voix profonde du chanteur Alberto García clame une saeta où les mots de « divina », « cruz » et « penitencia », annoncent le long chemin de croix qui attend cette chrysalide parvenue enfin, dans un dernier soubresaut et un dernier « taconeo », à se débarrasser de cette enveloppe rigide qui l’enfermait dans une tradition détournée et l’amène à se dévoiler.

De sueur et de sang

« … Y ya sabe que el sudor/ es una corona grave/ de sal para el labrador…”*
Par une transition incongrue (un guitariste flamenco, jouant assis sur une chaise de bureau, poussé par un chanteur assis sur ce même type de siège), Stéphanie réapparaît en tenue de travail, dans ce préfabriqué-studio, séparée du public par une vitre, seule face à son miroir. Et là commence le long travail d’apprentissage; le talon qui frappe encore et toujours, labourant le sol, comme pour prendre racine dans la terre nourricière de la danse. Les bras qui s’élancent vers le ciel, jouant avec leur ombre, formant un extraordinaire kaléidoscope qui ondule, se multiplie, disparaît, au gré des gestes de la danseuse. Et puis l’épuisement, le découragement, la tentation de l’abandon, et le sursaut. La sueur qui peu à peu voile la vitre du studio, la chaleur perceptible qui pousse Stéphanie à se défaire à nouveau du superflu, pantalon, tee-shirt, chaussures, maillot, tout tombe à terre, et sur la buée l’empreinte d’un corps, du bras, des mains, abandonnés comme la mue d’un reptile, dans l’herbe sèche.

Stéphanie Fuster et le chanteur Alberto García (Photo Agla Bory)

Maintenant et toujours ?

Nous revoici sur la scène-piste, les lumières se sont éteintes, la petite robe noire a remplacé les volants et le maillot de danse. La danseuse va s’élancer, mais un bruissement léger l’arrête. L’eau envahit lentement le sol : l’eau, élément destabilisant. Qu’en sera-t-il de cette danse, quand faire résonner la terre sous les coups de talon en est l’essence même ? Et le miracle arrive. On retrouve la fougue, l’énergie incroyable de Stéphanie qui transforme cet écueil liquide en partenaire, s’auréolant de mille gouttelettes irisant la grâce de ses bras. Et l’on retrouve dans sa chorégraphie ce « flamenco nuevo », qui casse les gestes, raidit les mains qui quelques secondes avant agrippaient une ombre, cambre les corps encore plus que naguère. C’est là qu’éclate de façon encore plus confondante la totale osmose entre la guitare (quelle sensibilité chez José Sánchez !), le chant (magnifique Alberto García) et la danse. Avec, toujours sous-jacent, ce sentiment d’urgence, de marche inexorable, vers quoi ? « Reniego de mi sino » dit la « copla » qui accompagne cet instant, « je maudis ce destin qui est le mien… », Stéphanie dompte l’eau, s’en amuse, s’y immerge jusqu’à conjurer le sort et triomphe enfin en s’y étendant, immobile tandis que la guitare reprend le même accord lancinant du début du spectacle, et que la lumière meurt lentement.

Stéphanie Fuster (Photo Agla Bory)

Aurélien

Le magicien de cette tranche de vie c’est Aurélien Bory, directeur artistique de la Compagnie 111, à qui l’on doit des spectacles « détournés » de leur sens premier, comme « Les sept planches de la ruse » ou « Taoub », avec toujours une approche singulière d’autres visions artistiques venues d’autres continents. On retrouve dans celui-ci le travail de l’illusion : la robe rouge qui avale la danseuse, à la verticale ou à l’horizontale ; le cirque et sa guirlande de petites ampoules autour de la scène ; la fantaisie qui fait chanter un chanteur de flamenco, tombé de sa chaise à roulettes et qui continue son chant, à plat ventre ! Mais ce qui sous-tend tout le spectacle, c’est la notion d’enfermement présente à chaque séquence. Stéphanie se retrouve enfermée dans une robe, dans son studio, dans son art, dans la solitude où vivent les artistes et les créateurs. Magie, illusion, fantaisie, tout y est, plus l’art consommé de Stéphanie Fuster, celle dont Vicente Pradal dit « qu’elle est l’une des meilleures danseuses flamencas que l’exil ait jamais données» et qui a su se nourrir aux sources du « flamenco nuevo » d’Israel Galván, pour nous en donner une magnifique interprétation personnelle.

* « …et il sait bien que la sueur/ est une lourde couronne/ de sel pour le laboureur… » « El niño yuntero » Miguel Hernández, poète espagnol (1910 -1947)

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