Il est des initiatives qu’il convient de souligner, en particulier celles qui ont le courage d’aller à l’encontre de la mode voire d’une pensée ou de courants trop envahissants… Et dans le domaine de la danse il y a vraiment matière à réflexion. Le courage de cette initiative est à porter clairement au crédit de Frédéric Chambert, l’audace de la réaliser à celui de Kader Belarbi, ex danseur étoile de l’Opéra de Paris et, la saison prochaine, directeur de la danse au Théâtre du Capitole.
Maria Gutiérrez (Inès) et Kazbek Akhmedyarov (Pedro) – Crédit photo David Herrero –
Il s’agit d’une commande capitoline. En ce 26 octobre 2011, le public est donc convié à une création mondiale. Elle va se terminer sous un tonnerre d’ovations. Méritées !
La commande portait sur un grand ballet, et non une courte pièce de vingt minutes voire une demi-heure. Depuis longtemps attiré par la chorégraphie, Kader Belarbi en a signé un certain nombre autant pour l’Opéra de Paris que pour d’autres compagnies. Mais ce danseur, pour qui l’abstraction n’existe pas, privilégie toujours l’aspect narratif dans ses chorégraphies, dont la plus connue jusqu’à aujourd’hui est certainement son adaptation des Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë, pour l’Opéra de Paris, où elle fut créée en 2002. C’est une autre adaptation que nous propose Kader Belarbi, celle d’un monument de la littérature française : La Reine morte d’Henry de Montherlant. Où l’on croise le destin tragique, et authentique, de la jeune Inès de Castro, assassinée pour raison d’Etat et exhumée de son tombeau deux ans après pour être couronnée en grande pompe Reine du Portugal par son indéfectible amant, Don Pedro, devenu Roi sous le nom de Pierre 1er de Portugal.
Sur des musiques signées Tchaïkovski (Hamlet, Francesca da Rimini, Roméo et Juliette, La Belle au bois dormant, Les Saisons) et dirigées par le grand maître estonien Vello Pähn, Kader Belarbi écrit une chorégraphie dans laquelle se conjuguent sans ambiguïté classicisme, néoclassicisme et modernité. Et tout cela avec une fluidité dans les liaisons qui est la marque imparable d’un chorégraphe maîtrisant admirablement son sujet. La montée en puissance du drame trouve sa coda dans une scène finale d’une émotion insoutenable qui a serré pas mal de gorges et fait couler des larmes.
Tatyana Ten (Inès) et Davit Galstyan (Pedro) – Photo David Herrero –
Seul bémol à ce concert de louanges, le pas d’action dit des Bouffons est bien trop long, n’apporte rien en termes de grammaire chorégraphique, ralentit le drame, voire en distrait et, de plus, les costumes sont d’un goût… moyen. Si les autres costumes sont, par ailleurs, parfaitement adaptés par leurs couleurs et leurs structures aux personnages qui les revêtent, soulignons tout de même celui de l’Infante, sorte d’élégant mais glacial carcan « politique » dont elle va s’extraire un court instant pour dévoiler sa vraie nature. Bluffant !
Deux distributions
Si ce ballet comprend quatre rôles principaux, très clairement les figures d’Inès et de Pedro sont sans contestation possible, les emplois majeurs. Dans la première distribution, nous retrouvons deux premiers solistes de notre troupe. Le Kazakhe Kazbek Akhmedyarov s’empare du rôle de Pedro avec une autorité, une intensité et une fougue que son geste chorégraphique totalement maîtrisé imprime sur scène avec une émotion de chaque instant. A ses côtés, l’Espagnole Maria Gutierrez danse, si l’on peut dire, dans son arbre généalogique. Son apparente fragilité est le parfait écho de la grâce dont elle revêt le personnage si délicat d’Inès, la musicalité en plus. Un duo qui va porter la charge émotionnelle jusqu’à l’incandescence. Superbe ! Paola Pagano (L’Infante) et Valerio Mangianti (Ferrante) apportent dans leurs courtes mais impressionnantes interventions le douloureux contrepoids de la raison d’Etat. Notons, et ce n’est certainement pas un hasard, qu’à ces deux derniers personnages, si l’on excepte les Bouffons, Kader Belarbi a réservé la grammaire chorégraphique la plus moderne et la plus violente de son ballet. Ils alternent par la suite avec Isabelle Brusson et Henrik Victorin.
Isabelle Brusson (L’Infante) et Henrik Victorin (Ferrante) – Photo David Herrero –
En seconde distribution, l’Arménien Davit Galstyan incarne Pedro. Soliste de très haut niveau, et après un premier acte foudroyant de virtuosité, Davit Galstyan « subira » un dernier acte dont il viendra à bout grâce à une énergie dont il ira puiser la source au plus profond de lui-même. Ce qui ne l’empêchera pas d’être au demeurant totalement convaincant. Ce signe de fatigue passagère n’entache en rien le portrait ni les qualités d’un danseur particulièrement attachant. L’énorme surprise est venue… d’Ouzbékistan, pays de naissance de Tatyana Ten. Membre du Corps de ballet depuis la saison dernière, elle explose ici littéralement dans le rôle d’Inès. Et l’on ne sait qu’admirer le plus. De bras divinement fluides et gracieux, de pointes superlatives, de sauts portés ralentis relevant de la magie la plus pure, d’une musicalité permanente, d’une féminité mariant à l’envie l’élégance à la fragilité, la force à l’abandon, tout est un émerveillement. Comme portée par un état de grâce, elle monopolise la scène dans une aura sans équivalent. Grandiose !
Saluons enfin l’ensemble du Corps de ballet et plus particulièrement les garçons, fortement sollicités ici dans leurs rôles peu reluisants des courtisans et faisant preuve d’une énergie et d’une discipline remarquables.
Au total deux soirées en tout point mémorables et un ballet qui va continuer de mûrir, de grandir, n’en doutons pas une seconde, mais qui déjà porte la marque d’un grand conteur et d’un chorégraphe accomplis.