Si l’on demande à un amateur de danse classique combien de fois il a vu « Giselle », il vous répondra certainement : « des dizaines de fois … ». Demandez lui combien de fois il a frémi et a été bouleversé, la réponse sera vraisemblablement : « quelquefois… » Pour les amateurs toulousains qui se pressaient ce vendredi au Casino Barrière, tous vous auraient dit : « ce soir !! ». Etait-ce l’enchantement du Vendredi Saint, cher à Parsifal ; était-ce le « duende » inspirant une soléa flamenca ; était-ce le fantôme de la Grisi qui avait décidé de se réincarner ? Toujours est-il que nous avons assisté à une représentation magique.
María Gutiérrez dans Giselle
(Photo David Herrero)
C’est María Gutiérrez qui dansait le rôle titre. On sait que cette danseuse est souvent proche de la perfection, mais ce soir-là, au delà d’une technique que l’on sait irréprochable, au-delà de son talent consommé d’actrice, elle fut littéralement « habitée » par son personnage. Dans le premier acte, elle est la candide jeune fille à la grâce enfantine et naïve, toute à ses deux passions : Loys/Albrecht et la danse. Tout le répertoire des sentiments de l’amour naissant sont là : timide devant son amoureux, désespérée de la réponse de la marguerite, émerveillée et effrayée tout à la fois par le serment de Loys. María virevolte, enchaîne ballonnés, arabesques et grands jetés avec une légèreté, une aisance et une musicalité exceptionnelles. Et quand arrive la fin de l’acte, cette scène dite « de la folie », elle est bouleversante de désespoir, d’incompréhension, dans son interprétation hallucinée.
Au deuxième acte, elle devient cet être immatériel, ce voile de tulle qui semble s’envoler dans les cintres. Avec un très grand lyrisme elle est cette Wili, qui n’a pas oublié son amour et le protège encore. Son adage est un miracle d’équilibre, d’aisance, oblitérant totalement les difficultés diaboliques de cette chorégraphie. Quant à son pas de deux avec son prince il parachève la féerie, tant les deux danseurs sont à l’unisson, liés par une même émotion, une même tendresse et une même désespérance.
Pour cette «Giselle» si éblouissante il fallait un partenaire tout aussi parfait. Kasbek Akhmedyarov fut largement à la hauteur du défi. Techniquement tout est parfaitement en place : pirouettes, cabrioles et entrechats sont exemplaires. Dans le premier acte il est l’amoureux tendre et rassurant, qui entoure la frêle jeune fille. Partenaire on ne peut plus attentif, il forme avec María un couple harmonieux parfaitement synchrone, qui nous charme et nous attendrit. Même si son visage demeure encore un peu impassible (mais quels progrès !), ses mains, admirables, suppléent cette impassibilité en devenant de véritables messagères auprès de sa belle. Dans le deuxième acte, son désespoir est palpable ; l’épuisement que lui infligent les Wilis le terrasse, et sa série d’entrechats est une magnifique démonstration de danse académique.
María Gutiérrez et Kasbek Akhmediarov (Photo David Herrero)
Qu’on nous permette ici de reprendre (et transformer !) les propos de Théophile Gautier, dans La Presse lors de la première du ballet à l’Opéra de Paris en 1841 : « la [María] a dansé avec une perfection, une légèreté, une hardiesse, une volupté chaste et délicate qui la mettent au premier rang […] ; pour la pantomime, elle a dépassé toutes les espérances ; pas un geste de convention, pas un mouvement faux ; c’est la nature et la naïveté même…. [Kasbek] a été gracieux, passionné et touchant ; il y a longtemps qu’un danseur n’a fait autant plaisir… ».
Autour d’eux, le ballet du Capitole ne démérite pas. Magaly Guerry (1ère distribution) et Maki Matsuoka (2ème distribution) dansent avec grâce et musicalité le Pas de Deux des Vendangeurs avec Davit Galstyan, toujours aussi vif et spectaculaire dans ses élévations et ses sauts. Nous avons retrouvé avec un très grand plaisir Minh Pham dans le rôle d’Hilarion, dans lequel il excelle. Son poste de Maître de Ballet nous prive de sa présence sur scène, mais il est l’artisan en coulisse du travail remarquable des danseurs.
María Gutiérrez et Kasbek Akhmediarov (Photo David Herrero)
Dans le deuxième acte, les ensembles sont dans un alignement presque parfait. Juliana Bastos est une Myrtha élégante et avec juste ce qu’il faut d’autorité pour incarner « cette belle reine des ombres, rayon de clair de lune estompé de gaze » (Théophile Gautier, La Presse, 1853).
Une soirée que beaucoup d’entre-nous ne sont pas près d’oublier, tant nous avons éprouvé du bonheur face à ce couple de danseurs véritablement en état de grâce.
L’ovation qui salua leur prestation à la fin du spectacle indiqua de façon éclatante le plaisir que le public avait pris à cette représentation.
La deuxième distribution, le samedi en matinée, mettait en scène Evelyne Spagnol dans le rôle titre et Valerio Mangianti dansait Loys/Albrecht. Nous ne parlerons pas du premier acte, les deux interprétations ne pouvant se comparer. Dans le deuxième acte, ces deux danseurs font preuve de très grandes qualités classiques. Beaucoup de lyrisme pour Evelyne Spagnol, une élégance certaine chez Valerio Mangianti.
Juliana Bastos (Photo David Herrero)
Paola Pagano était Myrtha, une reine des Wilis impériale et impérieuse, avec une présence étonnante sur scène, et une interprétation parfaite de classicisme et d’académisme.
Enfin pour que notre bonheur fût complet, le ballet était accompagné par un orchestre placé sous la direction de Philippe Béran, chef particulièrement attentif à l’évolution des danseurs sur scène, mettant l’ensemble des musiciens au service de la danse, allant jusqu’à modifier le tempo de la partition (un deuxième acte plus lent lors de la deuxième distribution) si la mise en valeur des danseurs l’exigeait.