Une ovation chaleureuse a accueilli Tugan Sokhiev dès son apparition sur le plateau de la Halle aux Grains. Il est vrai que ce concert du 17 novembre marquait le retour du chef qui a présidé aux destinées musicales de l’Orchestre national du Capitole pendant près de dix-sept ans. Ces retrouvailles émouvantes avec les musiciens ont mis en évidence l’intensité des liens qui se sont tissés entre le chef, l’orchestre et le public tout au long de cette période.
Cette reprise de contact ne sera pas sans lendemain puisque nous retrouverons Tugan Sokhiev, comme chef invité, à la tête de SON orchestre lors de deux autres concerts, le 23 mars et le 10 juin, ce dernier pour la clôture de la saison symphonique. En outre, il dirigera le Wiener Philharmoniker (excusez du peu !), le 18 mars dans le cadre de la saison Grands Interprètes. Le coup de tonnerre de sa démission, le 6 mars dernier, démission liée au conflit russo-ukrainien, semble donc s’atténuer et faire place à la poursuite harmonieuse d’une riche collaboration.
Pour cette reprise de contact, Tugan Sokhiev a choisi un programme particulier ne comportant qu’une seule œuvre. Mais quelle œuvre ! La plus vaste des symphonies d’Anton Bruckner, la Huitième en ut mineur, constitue un véritable défi pour tout orchestre. Disons tout de suite que ce défi a été relevé avec panache par tous les musiciens, comme galvanisés par les circonstances.
Commencée en 1884, la composition de cette œuvre monumentale connut de multiples rebondissements. La première version de 1887 fut rejetée par celui qui devait la diriger, le chef Hermann Levi. Bruckner procéda alors à de multiples modifications qui donnèrent naissance à la version suivante de 1890. Celle-ci connut un grand succès lors de sa création à Vienne le 18 décembre 1892. Certains critiques la qualifièrent même de « Symphonie des symphonies » ou « Sommet de la symphonie romantique ». On observe en outre que le compositeur a suivi ici l’exemple de Beethoven qui, dans sa Neuvième Symphonie, avait inversé l’ordre traditionnel des mouvements en permutant le Scherzo et l’Adagio et cité, dans son dernier volet, des thèmes des mouvements précédents. C’est cette version de 1890 qui est offerte ce soir-là au public toulousain.
On observe tout au long de cette exécution intense et chaleureuse que la direction de Tugan Sokhiev favorise une grande transparence de la texture instrumentale. Chaque intervention conserve une lisibilité parfaite qui parfois fait défaut à certaines interprétations, plus touffues. L’équilibre entre cordes et vents reste d’une belle qualité malgré l’incroyable dynamique requise par l’œuvre et totalement assumée par l’exécution. Aussi puissamment que jouent les cuivres, les timbres conservent leur richesse et ne saturent jamais l’écoute. Le pupitre des cors (pas moins de neuf musiciens !) se taille la part du lion, passant sans hiatus des cors d’harmonie aux « tuben » wagnériens, à la sonorité si belle, si douce et si profonde. Bravo aux musiciens qui passent d’un instrument à l’autre avec une aisance admirable. L’éclat des trompettes conserve sa rondeur, celui des trombones et du tuba sa générosité. Un grand bravo doit également être adressé aux bois, colorés, volubiles et bien timbrés, et bien entendu à l’ensemble des pupitres de cordes qui parviennent à préserver l’homogénéité sonore dans la spécificité de leurs timbres respectifs. On retrouve également la science de Tugan Sokhiev à insuffler à ces pupitres cette incandescence qui transcende leurs interventions, parfois chauffées à blanc. On admire enfin cette science des crescendos qui partent de très loin pour s’épanouir ou se dissoudre comme des élans inaboutis.
Dans l’Allegro moderato initial, la direction de Tugan Sokhiev construit avec ardeur les contrastes expressifs qui animent le discours. Elle introduit une certaine vitalité joyeuse dans le brillant Scherzo dont la construction élaborée reste d’une parfaite clarté. Le cœur battant de l’œuvre, son Adagio, avance comme une lente et émouvante ascension vers l’extase de son fortissimo. Le crescendo imperceptiblement progressif qui le précède constitue le grand moment de cette soirée. Le double coup de cymbale qui le couronne, le seul de toute la symphonie, prend une dimension d’apothéose apocalyptique. Le final noté « Feierlich nicht schnell » (Solennel, sans précipitation) libère peu à peu les énergies jusqu’à l’irrésistible coda, comme un grand soupir poussé par toutes les voix de l’orchestre.
L’ovation du public, visiblement conquis, semble ne jamais s’arrêter. Chaque soliste, chaque pupitre que le chef désigne est acclamé bruyamment. Les musiciens eux-mêmes applaudissent leur chef avec une ferveur touchante. Ces retrouvailles chaleureuses augurent bien de la suite d’une collaboration fructueuse.
Serge Chauzy
Programme du concert donné le 17 novembre à 20 h à la Halle aux Grains de Toulouse
- A. Bruckner : Symphonie n° 8 en ut mineur